Naissance d’une science moderne de l’esprit

Deux linguistes revisitent l’histoire de leur discipline, pour rendre compte de l’émergence d’une nouvelle conception de l’esprit humain au 20e siècle. Ils déconstruisent par la même occasion bien des idées reçues sur la marche des sciences. Cette recension est parue dans Sciences Humaines (n° 344, février 2022).

L’ouvrage entend faire date, il pourrait bien être à la hauteur de ses ambitions. Aux origines des sciences humaines est une somme magistrale sur l’histoire des idées, du milieu du 19e siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale – un deuxième tome a été annoncé pour la période ultérieure. Dès l’introduction, il est clair que ce ne sera pas une simple compilation de biographies de chercheurs, ni un récit scolaire sur la marche des sciences. John Goldsmith et Bernard Laks proposent d’emblée une réflexion critique sur l’histoire de la recherche en sciences humaines.

Ils remettent en question des acquis aussi convenus que l’origine d’une théorie, le crédit que l’on peut accorder à tel ou tel savant pour l’avoir portée, ou encore son influence dans un champ disciplinaire et au-delà. Ils interrogent le lien entre le renouvellement des idées et celui des générations de chercheurs ; ils discutent du poids du contexte – personnel, social, culturel, politique… – sur le travail universitaire. Le propos est large et en même temps pointu. Dès les premiers chapitres, toute une galerie de personnages défile sous nos yeux. Ils débattent, s’enrichissent mutuellement, se disputent ou font au contraire alliance.

Cocktail party

L’ouvrage est conçu comme « une immense agora atemporelle où chercheurs et penseurs des choses de l’esprit s’assemblent pour participer à une gigantesque discussion ». L’image pourrait être empruntée au théoricien de la littérature Kenneth Burke, qui comparait la recherche scientifique à une cocktail party (1). Lorsque vous arrivez, les discussions battent déjà leur plein, dans de petits groupes qui ne communiquent pas forcément entre eux. Personne ne peut vous résumer tout ce qui a été dit, ni même avoir une vue d’ensemble. Alors vous essayez de prendre le train en marche ; vous écoutez et, quand vous pensez avoir saisi les enjeux d’un échange, vous intervenez. Une personne vous répond, quelqu’un d’autre répond à cette réponse, vous reprenez l’argument au vol, attirez peut-être l’attention d’un groupe voisin… Des discussions sans fin s’ensuivent, jusqu’à ce que vous deviez partir. Et tandis que vous vous éloignez, vous entendez l’écho des débats qui se poursuivront sans vous, même si certains de vos arguments continueront peut-être à circuler. L’idéal serait qu’un regard panoptique ait tout enregistré et retrace le fil des discussions. C’était précisément le rêve de J. Goldsmith et B. Laks, au milieu des années 1990, constatant l’inexistence d’une telle synthèse.

Les quelque mille pages qui composent l’ouvrage sont donc le fruit de vingt-cinq années de travail, et même de toute une vie consacrée aux sciences humaines. S’il fallait en retenir une thèse générale, ce serait la suivante : au début du 20e siècle, les recherches sur l’esprit humain peuvent être considérées comme « le passage d’un mentalisme soft à un mentalisme hard ». Concrètement, l’idée que la pensée puisse être analysée comme une sorte d’esprit ou de conscience pure, irréductible à des contingences matérielles, s’étiole au profit d’une vision plus mécaniste. Nos pensées, représentations, croyances ou encore intentions, sont davantage appréhendées comme une machinerie, dotée de rouages et de systèmes que l’on pourrait décrire précisément. Les sciences du langage jouent un rôle majeur dans cette inflexion : en s’écartant de recherches traditionnellement consacrées à l’histoire des langues – souvent éteintes – pour s’intéresser davantage au fonctionnement du langage lui-même, à son caractère systématique, à sa dynamique et à son évolution, elles sont peu à peu apparues comme une nouvelle fenêtre ouverte sur la pensée humaine. C’est d’ailleurs pourquoi le langage devient si discuté, au tournant du 20e siècle, en psychologie, en philosophie ou même en logique.

Sans début ni fin

Mais résumer cet ouvrage à une thèse aussi générale ne serait pas lui rendre justice, tant il montre au contraire que la réalité se niche dans les détails. Même sur une période circonscrite à une centaine d’années, l’histoire des sciences humaines apparaît comme une toile, faite de réseaux et de ramifications, de divergences et de convergences, d’individus et de regroupements… En toile de fond, J. Goldsmith et B. Laks s’opposent à une vision trop héroïque de la marche des sciences, d’après laquelle quelques génies « galiléens » auraient – seuls contre tous – bouleversé les dogmes et les consensus, pour imposer un nouveau cadre d’analyse. Ce récit est souvent une réécriture a posteriori de l’histoire, parfois porté par les acteurs qui ont prétendu incarner la révolution en question. Comme le montrent les auteurs avec humour, chaque nouvelle génération de chercheurs a par exemple proclamé être la première à faire de sa discipline une véritable science, rigoureuse et objective, libérée des interprétations jugées sauvages de ses aînés. Et ça recommence immanquablement tous les vingt ans ! Mais lorsqu’on se plonge dans les archives et dans une sorte de microhistoire des idées, la continuité paraît finalement plus importante que les ruptures revendiquées.

Certains travaux de recherche sont certes plus lus que d’autres, ou marquent davantage les esprits ; quelques professeurs ont un plus grand nombre d’élèves, ou une position institutionnelle qui leur assure une plus grande influence… Mais leurs théories sont toujours le fruit d’autres travaux, cités de façon plus ou moins explicites, ou parfois même passés sous silence. « On n’abandonne jamais vraiment les idées antérieures, insistent les auteurs. Elles ne cessent de nous accompagner, souvent de se renforcer, et sont de moins en moins perceptibles consciemment, et ce refoulement forclôt leur discussion. » Ces théories se nourrissent aussi d’échanges avec de prestigieux rivaux restés dans les annales, comme avec des anonymes tombés dans l’oubli. Elles se moquent des frontières disciplinaires et sont alimentées par le contexte au sens large. Raconter leur histoire de façon exhaustive est donc à certains égards impossible : J. Goldsmith et B. Laks reconnaissent qu’ils ne peuvent pas tout savoir, tout reconstituer. Leur analyse gravite autour des sciences du langage européennes et américaines ; elle néglige d’autres courants de pensée – comme le postmodernisme, l’existentialisme… – ainsi que la sphère extraoccidentale. Elle n’en reste pas moins l’une des introductions les plus complètes et originales aux sciences humaines de ces dernières années.

(1) Randy Harris, « Review of Battle in the Mind Fields, by John A. Goldsmith and Bernard Laks », Language, vol. XCVII, n° 1, mars 2021.

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