Toujours plus vite ! Jusqu’où irons-nous avant de ne plus pouvoir tenir la cadence ?

Comment une tyrannie de l’urgence et de la productivité s’est installée depuis la Révolution industrielle, et pourquoi il pourrait être temps de moins travailler ? Interview du philosophe Christophe Bouton, auteur de L’accélération de l’histoire. Cette interview est parue dans l’ADN

Christophe Bouton est philosophe, professeur à l’Université Bordeaux Montaigne, spécialiste de l’histoire et de l’expérience du temps. Il a notamment écrit L’Accélération de l’Histoire (Seuil, 2022) et Le Temps de l’urgence (BdL, 2013)

Pourquoi avons-nous de plus en plus le sentiment d’être oppressés par le temps : de devoir travailler dans l’urgence, réagir immédiatement, d’être saturés par le nombre de choses à faire…?

Christophe Bouton : Lorsque j’ai publié Le Temps de l’urgence, c’était déjà l’une des premières préoccupations des travailleurs et travailleuses. Depuis le début des années 2000, de nombreuses études – de la DARES en France, de la Fondation de Dublin à l’échelle européenne… – font état d’un mal-être croissant lié au sentiment d’être débordé, de manquer de temps, de devoir se dépêcher constamment. Le burn-out n’est que le sommet de l’iceberg. Sur le plan sociologique, Hartmut Rosa montre dans des ouvrages comme Aliénation et accélération (La Découverte, 2010) que le temps s’est effectivement compacté, le rythme de vie s’est accéléré. Nous devons accomplir de plus en plus de tâches en une journée. Dans Le culte de l’urgence (2003), la sociologue et psychologue Nicole Aubert souligne que cette intensification peut même susciter du plaisir chez certaines personnes, une montée d’adrénaline et une forme d’ivresse. Mais beaucoup d’entre nous aimeraient au contraire y résister et reprendre la maîtrise de leurs temps.

Est-ce si difficile de se dérober à la tyrannie de l’urgence ?

C. B. : Ça n’est pas qu’une question de volonté individuelle. Depuis le 19ème siècle, notre système économique capitaliste encourage une course à la productivité : il faut faire toujours plus ou moins de temps pour continuer à générer de la plus-value. Toutes les méthodes de travail et modes d’organisation imaginés depuis ont pour but d’optimiser le temps. C’est d’abord ce que Karl Marx appelle le « machinisme » dans Le Capital, un ensemble de techniques de mécanisation pour augmenter le rendement des employés. C’est ensuite l’essor du taylorisme puis du fordisme aux États-Unis, qui rationalisent à la seconde près la division et l’automatisation du travail. Enfin les années 1970 sont marquées par l’essor du toyotisme, qui préconise notamment de produire en flux tendu pour abroger tout délai. Les employés sont de surcroît responsabilisés : ils doivent constamment chercher eux-mêmes des moyens de gagner du temps et donc intérioriser cette contrainte. La tyrannie de l’urgence est ainsi passée de l’entreprise à l’individu.

Vous écrivez aussi que la modernité est « polychronique »…

C. B. : J’emprunte cette expression à la philosophe des sciences Bernadette Bensaude-Vincent. Dans son livre Temps-paysage (Le Pommier, 2021), elle rappelle qu’il est toujours simpliste de réduire notre expérience du temps à de grandes catégories comme l’accélération ou le productivisme. Le 20ème siècle est certes traversé par une tyrannie de l’urgence et du court-termisme, comme le montre l’historien François Hartog dans Régimes d’historicité (Seuil, 2003). Mais ce n’est pas notre seul rapport au temps. Notre souci du patrimoine, de notre histoire ou encore du « devoir de mémoire » indique que nous sommes aussi tournés vers le passé. C’est déjà une forme de freinage ou de ralentissement. Et puis il me semble que nous nous préoccupons aussi de l’avenir. J’ai notamment été frappé ces dernières années par la réhabilitation de la notion d’Utopies réelles, titre d’un ouvrage du sociologue américain Erik Olin Wright publié en 2010. Lui et d’autres ont beaucoup réfléchi à la meilleure façon d’entrer dans une société plus juste et apaisée, sans passer par l’expérience douloureuse d’une révolution. C’est le contraire d’une politique habitée par le sentiment d’urgence. Enfin nos débats sur les enjeux écologiques illustrent que nous sommes à la fois tournés vers l’avenir et soucieux de changer de rapport à l’Histoire. Nous ne sommes plus obnubilés par un progrès qui serait forcément synonyme de vitesse. Cela étant dit, il me semble que le concept d’accélération permet de saisir les grandes lignes de l’évolution du capitalisme et du progrès technologique depuis la Révolution industrielle.

Y a-t-il eu d’autres évolutions depuis les années 1970 ?

C. B. : Les fondements restent le mêmes. Beaucoup d’employés sont contraints par des modes d’organisation chronométrés, et en même temps tenus de se montrer toujours plus efficaces et productifs. Chez McDonald’s, le temps de cuisson des burgers est contrôlé à la seconde près. Dans les entrepôts Amazon, le cheminement d’un produit entre la commande et la livraison est rationalisé à l’extrême, au risque de porter atteinte à la santé des salariés. De même les livreurs à vélo (Deliveroo, UberEats…) doivent tenir des délais plus que serrés pour gagner correctement leur vie, au risque de subir des accidents de la route. La densification et l’optimisation du temps sont aussi renforcées par l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Dans @ la recherche du temps (Érès, 2018) Nicole Aubert souligne que le simple fait de traiter ses mails depuis un téléphone ou un ordinateur portable a sensiblement augmenté la durée de travail. Si ces outils donnent au premier abord l’impression de gagner du temps, ils permettent cependant au travail de coloniser notre vie personnelle et nos loisirs.

On pouvait pourtant espérer que les machines travaillent à notre place…

C. B. : Dans mon dernier livre sur L’Accélération de l’Histoire (Seuil, 2022), je rappelle effectivement que la Révolution industrielle a nourri des utopies du temps libre. En augmentant la productivité, les machines devaient nous permettre de moins travailler. Karl Marx estime ainsi qu’une société n’est vraiment riche que si l’on travaille six heures par jour au plus – à l’époque la moyenne est plutôt de dix à douze heures. L’intellectuel Paul Lafargue défend à la même époque Le Droit à la paresse, titre de son essai publié en 1883. Plus près de nous, dans Le Principe espérance (1976), le philosophe Ernst Bloch estime encore qu’il serait possible de réduire le temps de travail à deux heures quotidiennes pour subvenir à nos besoins. De fait, il y a bien eu une réduction globale, fruit pour l’essentiel de luttes politiques et syndicales. Mais ce temps a aussitôt été réinvesti pour gagner en productivité et réaliser de nouvelles tâches. Traiter un mail est plus rapide que de répondre à un courrier postal, mais vous ne receviez pas 200 ou 500 lettres par jour… Nous vivons dans un système économique et politique qui, au fond, n’admet pas l’idée de temps libre.

Comment reconquérir du temps libre, un « otium du peuple » comme le proposait le philosophe Bernard Stiegler ?

C. B. : Dans l’Antiquité, le temps libre était réservé à une élite. Les tâches matérielles étaient laissées aux esclaves et aux artisans, tandis que les classes privilégiées pouvaient s’adonner à l’art, à la philosophie, à la politique, etc. Cette forme d’oisiveté – appelée « otium » en latin, « skholè » en grec – n’est pas de la fainéantise. Elle se veut libérée de toute forme d’urgence et surtout constructive. On prend le temps de réfléchir, de se nourrir et de s’épanouir. Cette éthique de vie est redécouverte au 19e siècle, toujours en réaction à l’accélération induite par la Révolution industrielle. Outre Marx et Lafargue, l’économiste Louis-Mathurin Moreau publie un vibrant essai en faveur Du droit à l’oisiveté (1849). Tous veulent mettre fin à la course à la productivité qu’ils devinent dans l’expansion du capitalisme. Dans LAccélération de lHistoire, j’essaye également de réhabiliter cette notion, en la distinguant comme eux de la paresse, mais aussi des loisirs en un sens consumériste. Tout au long du 20e siècle en effet, le temps libre peu à peu conquis, à l’image des congés payés, a largement été réinvesti par d’autres formes d’urgence. Il faut absolument réussir ses vacances par exemple, « faire Rome en trois jours » et cocher toutes les cases d’une to do list personnelle… L’impératif de produire toujours plus a ainsi été prolongé par celui de consommer davantage. Pour les partisans de l’otium, le véritable loisir consiste au contraire à réduire le nombre de tâches que l’on doit accomplir en une journée, pour se sentir moins compressé, retrouver une liberté d’organisation, s’autoriser à flâner, à réfléchir et à créer.

Aujourd’hui beaucoup préconisent de ralentir, surtout pour des raisons écologiques…

Nos consommations d’eau, de papier ou encore d’énergie primaire augmentent de façon exponentielle depuis les années 1950. C’est ce que les spécialistes des sciences de l’environnement appellent la « grande accélération » (« Great Acceleration »). L’historien John R. McNeill a par exemple calculé que l’humanité – principalement dans les pays riches – avait consommé autant d’énergie depuis les années 1920 que dans le reste de son histoire ! Face à cette crise, deux grandes stratégies s’opposent aujourd’hui. La première consiste à continuer d’accélérer. Les partisans de l’« éco-modernisme » espèrent que les progrès technologiques nous permettront de réduire notre empreinte environnementale sans remettre en question nos modes de vie. Face à cela, les partisans de la décroissance préconisent au contraire de ralentir, tant sur le plan de la production que de la consommation. Dans Ralentir ou périr (Seuil, 2022), l’économiste Timothée Parrique défend par exemple un modèle stationnaire, qui renonce à l’objectif d’une croissance infinie au profit de la stabilité. Sans être spécialiste de ces débats, cette stratégie me semble plus réaliste : pour faire face au réchauffement climatique, nous devrons moins consommer, moins produire et moins travailler.

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