Bébés génétiquement modifiés, une nouvelle donne pour l’humanité ?

Pour la première fois dans l’histoire, deux humains sont nés avec un patrimoine génétique modifié. Cet article est paru dans Sciences Humaines (n° 312, mars 2019).

L’annonce était redoutée mais prévisible : fin novembre, le chercheur chinois He Jiankui, de l’université de Shenzhen, a déclaré avoir donné pour la première fois naissance à des humains génétiquement modifiés. Les autorités chinoises ont depuis confirmé la naissance de Lulu et Nana, et même évoqué une troisième grossesse qui serait toujours en cours. Cette expérience révolutionnaire suscite toutefois une condamnation massive : la plupart des généticiens et bioéthiciens lui reprochent a minima d’être allé trop vite et trop loin, ou même – pour les plus hostiles – d’ouvrir la porte à un eugénisme mortifère. He Jiankui s’est défendu en affirmant que de telles manipulations étaient justifiées pour des maladies délétères, tout en rappelant son opposition aux discriminations fondées sur la génétique.

L’édition génomique, ou modification ciblée de gènes dans un organisme, a réalisé des bonds de géant depuis 2012. L’essor d’une technique baptisée Crispr-Cas9 – précise, rapide et peu coûteuse – laissait présager qu’un généticien franchirait tôt ou tard le Rubicon. Et quelques expériences avaient déjà été réalisées sur des cellules souches embryonnaires humaines, mais sans qu’aucune grossesse soit menée à son terme. L’expérience de He Jiankui est donc une première. Ce chercheur en biophysique prétend avoir donné naissance à des bébés pouvant résister au virus du sida. Grâce à une modification du gène dit « CCR5 » et de la protéine associée – souvent une porte d’entrée pour le VIH, lorsque celui-ci colonise un organisme –, He Jiankui aurait limité voire empêché tout risque de contagion. En dépit de ces bonnes intentions, ce protocole a été extrêmement critiqué pour son simplisme (le VIH pouvant utiliser d’autres voies) et la mise en danger qu’elle induit pour les enfants cobayes.

Un débat de longue haleine

Modifier le génome de cellules souches embryonnaires – et non celui d’un individu déjà né – induit en outre des altérations qui s’étendent à la lignée germinale, se transmettent de génération en génération et restent théoriquement irréversibles. Raison pour laquelle cette démarche est interdite dans le cadre de la convention de bioéthique d’Oviedo, ratifiée par 29 pays dont la France, mais non la Chine, les États-Unis ou le Royaume-Uni par exemple. Les conséquences seraient impossibles à prévoir ou à contrôler, elles porteraient atteinte à la liberté des cobayes de se définir ou de se construire en toute liberté, et plus généralement à l’intégrité du « génome humain » – « patrimoine de l’humanité » selon l’Unesco, dans une Déclaration du 11 novembre 1997 dédiée à la lutte contre toute forme d’instrumentalisation du vivant.

Le débat n’est pas près de s’arrêter. Si l’expérience de He Jiankui fait l’unanimité contre elle, les généticiens et bioéthiciens ne s’opposent pas nécessairement à toutes les formes de thérapie génique voire d’amélioration de notre condition biologique, préparées et réalisées dans de meilleures conditions dans un futur proche. Crispr-Cas9 est d’ores et déjà utilisée pour éliminer des populations de moustiques transmettant le paludisme ou, dans l’agroalimentaire, pour engendrer des bœufs plus musculeux par exemple. Mais, outre les obstacles techniques, encore nombreux, l’enjeu bioéthique est de déterminer si l’humanité devrait prendre en main son patrimoine génétique et son évolution – au risque de jouer l’apprentie sorcière –, ou laisser la nature et le hasard faire les choses, comme cela semble avoir été le cas jusqu’à présent. L’édition génomique passe ainsi, selon les partis pris, pour une révolution biomédicale comparable à la vaccination, ou pour une porte d’entrée dans « le meilleur des mondes » – et donc le pire.

Pour aller plus loin : je vous invite à consulter mon mémoire de recherche en philosophie de la biologie sur l’édition génomique, terminé quelques mois à peine avant cette annonce…

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