André Comte-Sponville, philosophe athée mais fidèle à sa culture chrétienne, est aussi un passionné et fin connaisseur du bouddhisme. Pourtant – ou précisément pour cette raison –, il refuse de se définir comme un adepte. Cette interview est parue sur Bouddha News.

© François Bouchon – Figarophoto
D’où vient votre intérêt pour le bouddhisme ?
De mon intérêt pour la sagesse, qu’elle soit d’Orient ou d’Occident. Mais quand j’étais jeune, ce thème paraissait obsolète en Occident : les philosophes contemporains semblaient avoir renoncé à chercher quelque sagesse que ce soit ! J’ai donc fait un détour par l’Orient, où cette quête me semblait plus vivace. Et j’ai vite rencontré le bouddhisme, dont je me suis senti beaucoup plus proche que de l’hindouisme ou du confucianisme. Pourquoi ? Parce qu’il est moins religieux que l’hindouisme et plus spirituel que le confucianisme. L’hindouisme prône l’assimilation du « soi » intérieur (« l’âtman ») au Soi absolu ou à l’âme universelle (« le Brahman »). Alors que le bouddhisme nie tout simplement l’existence d’un soi, que ce soit en moi ou en tout. C’est l’idée d’ »anâtman » : il n’y a pas d’identité substantielle, pas d’autre ego qu’illusoire. Quant au confucianisme, c’est un humanisme ritualiste et conservateur, très efficace dans la vie quotidienne, mais qui manque d’élévation spirituelle, de sens de l’absolu ou de l’éternité, enfin d’une dimension mystique.
Quels courants vous ont le plus intéressé ?
Je me suis d’abord penché sur le bouddhisme primitif : je cherchais ce qu’avait pu être la pensée originelle du Bouddha, avant que ses disciples, toujours trop pieux à mon goût, en aient fait une religion. Les sources principales, de ce point de vue, se trouvaient dans le « petit véhicule », courant dédié à une pratique relativement traditionnelle et personnelle.
« École de liberté plutôt que de soumission, de lucidité plutôt que de piété, le Chan est comme une synthèse entre l’immense sagesse de Siddhartha et la grande folie de Lao-Tseu ! »
Plus tard, notamment grâce à Nagarjuna, un maître immense qui aurait vécu entre les IIe et IIIe siècles, je me suis tourné vers le « grand véhicule » ou Mahayana. J’en appréciais la dimension mystique – mais c’est une mystique de l’immanence, ne cherchant pas de dieu en dehors ou au-dessus de la nature –, et plus encore l’idée (qu’on trouve dans les Stances de Nagarjuna) qu’il n’y a aucune différence entre le samsara et le nirvana. Le samsara désigne la vie quotidienne telle qu’elle est : relative, finie, ratée, gâchée… Tandis que le nirvana renvoie à une forme de salut, de béatitude, d’éternité et d’absolu. Dire que les deux se confondent est pour moi l’une des thèses les plus fortes de toute l’histoire de la spiritualité ! Ce que je résume dans une formule, que j’ai d’abord attribué à Nagarjuna, et dont – faute de la retrouver dans quelque texte que ce soit – je finis par me demander si je ne l’ai pas inventée : « Tant que tu fais une différence entre le nirvana et le samsara, tu es dans le samsara. » Si quelqu’un peut m’en indiquer la source, je suis preneur !
Vous avez néanmoins conservé une certaine distance…
Les années passant, je me suis intéressé au Zen, parce que je commençais à méditer, et plus encore au Chan, qui est la version chinoise du bouddhisme, fortement influencée, en l’occurrence, par le taoïsme. C’est comme une synthèse entre l’immense sagesse de Siddhartha et la grande folie de Lao-tseu ! Le Chan est sans doute, aujourd’hui, le courant spirituel dont je me sens le plus proche. École de liberté plutôt que de soumission, de lucidité (et tonique ! et décapante !) plutôt que de piété. « Si tu rencontres le Bouddha, tue-le ! » Cela me convient assez… Raison de plus pour ne pas me convertir au bouddhisme. J’aime mieux cultiver le sillon qui est le mien, celui d’un intellectuel occidental d’aujourd’hui, simplement ouvert aux différentes spiritualités du monde, et d’autant plus qu’elles sont moins religieuses.
Pourquoi restez-vous cependant critique vis-à-vis d’un certain « tourisme spirituel », lorsqu’on se prend d’affection pour des horizons culturels très éloignés ?
« Plus on va loin, moins on connaît », disait Lao-tseu. Tout tourisme, par définition, est superficiel. Cela n’empêche pas de se prendre d’affection, comme vous dites, pour des horizons culturels ou spirituels très éloignés, mais cela doit aussi inciter à la prudence et à l’humilité. Même en m’intéressant au Chan, et sauf à y consacrer dix ans de ma vie – mais alors ce ne serait plus du tourisme –, la connaissance que j’en ai est forcément moins profonde que ma connaissance de Descartes ou de Spinoza.
« Je médite chaque jour : c’est comme un bain de silence et de vérité qu’on prendrait chaque matin. »
Quand Matthieu Ricard passe des années en Inde ou au Népal, vit dans un monastère, apprend le tibétain et devient moine bouddhiste, cela ne me choque en rien. Mais précisément : ce n’est pas du tout du tourisme, c’est une conversion. Rien à voir avec l’orientalisme de pacotille qu’on trouve dans tant de magazines et de conversations de salon.
Vous situez parfois Bouddha au même rang que des personnalités comme Jésus Christ ou Socrate. Votre conception de la spiritualité n’est-elle pas au fond universaliste ?
Si, bien sûr ! L’humanité est une. La vérité aussi. Ce qui n’est pas universel n’a pas d’intérêt, ou n’a d’intérêt qu’anecdotique. C’est pourquoi, là encore, je me méfie du « tourisme spirituel », toujours trop fasciné par le particulier. Au fond, ce qu’il y a de plus vrai ou de plus intéressant dans le bouddhisme, c’est ce qui n’est pas réservé aux bouddhistes ! Pareil pour le christianisme : pas besoin d’être chrétien pour être sensible au message des Évangiles.
Quelles différences faites-vous entre la méditation et la prière par exemple, et pourquoi méditez-vous chaque jour ?
La prière se fait avec des mots : « prier, c’est dire », écrit Thomas d’Aquin ; la méditation, avec des silences. La prière s’adresse à quelqu’un ; la méditation, à personne. La prière se veut une rencontre entre deux sujets, Dieu et l’âme ; la méditation, une expérience corporelle de la vacuité, sans sujet ni fin. La prière, presque toujours, est une demande ; la méditation est une attention, une contemplation, qui ne demande rien à personne. La prière tend vers un avenir (voyez le Notre Père…) ; la méditation n’habite que le présent. La prière relève de la religion ; la méditation, de la spiritualité. C’est pourquoi je médite chaque jour : c’est comme un bain de silence et de vérité qu’on prendrait chaque matin.
Comment, selon vous, le bouddhisme propose-t-il une voie pour se libérer d’une tyrannie du désir ?
Sa voie propre ne m’intéresse pas beaucoup. C’est l’Octuple Sentier de la quatrième Vérité Sainte : la rectitude de la vision, de la pensée, de l’action, etc. L’enjeu étant de nous libérer de toute forme de souffrance et d’insatisfaction. C’est, au fond, dans l’esprit de ses zélateurs, le bouddhisme lui-même. Or, je ne suis pas bouddhiste ni n’envisage de le devenir. Seule la vérité m’intéresse, qui n’est pas une doctrine ni une religion.
Cette approche est-elle si différente de celles de philosophes occidentaux – par exemple les épicuriens, Montaigne ou encore Spinoza ?
Elle est proche d’Épicure par l’affirmation qu’il n’y a que des agrégats (ce qui n’est pas sans rapport avec l’atomisme épicurien) ; de Montaigne, par l’idée d’impermanence (tout change, rien ne se conserve) ; de Spinoza par l’idée de production conditionnée (qui correspond, chez Spinoza, au fait qu’il existe, pour chaque chose, une chaîne infinie de causes finies) ; des trois par l’absence de Soi. Mais eux ne croient pas au karma, ni à la réincarnation, ni au bouddhisme, ni ne célèbrent la vie monastique… Moi non plus !
Peut-on dire finalement que le bouddhisme tend vers une forme d’éternité, et en quel sens définiriez-vous celle-ci ?
Oui, on peut le dire, sauf que cette éternité n’est pas celle d’une transcendance immuable, mais celle au contraire de l’immanence et de l’impermanence. C’est aussi ce que je crois. L’éternité n’est pas le contraire du devenir, mais sa vérité. C’est pourquoi j’ai coutume de dire que nous sommes déjà sauvés : l’éternité, c’est maintenant !
André Comte-Sponville, ou la spiritualité sans dogme
Les philosophes ont le goût des paradoxes, André Comte-Sponville l’illustre jusque dans sa vie. Auteur prolixe d’ouvrages remarquablement synthétiques, il met depuis près de trente ans une érudition classique au service d’une réflexion personnelle et parfois même intime. La vie, la mort, le sexe… Rien ne semble tabou aux yeux de cet intellectuel pourtant affable, aux antipodes d’un provocateur. Intellectuel de centre gauche, il se définit comme athée, matérialiste et humaniste, mais il assume également un héritage chrétien – ses origines – et se sent « intellectuellement proche » du bouddhisme. La religion et la spiritualité, voire le mysticisme, ne sont jamais loin dans ses ouvrages. Mais sans fioriture : que Jésus ait ressuscité ou non, que la réincarnation soit une réalité ou un fantasme, cela ne changerait rien, pour lui, au message profond des Évangiles ou du bodhisattva. « La superstition toujours renaît, en Orient comme en Occident, dont il faut sans cesse se déprendre », résume-t-il.
Le Bouddha, un maître parmi d’autres
Le dogmatisme et le rite, voilà les ennemis ? Ce philosophe est en tous cas, littéralement, un « amoureux de la sagesse » et de la spiritualité – qu’il définit comme le rapport de tout être humain, par définition fini, limité et relatif, à l’infini, à l’éternel et à l’absolu. Peu importe les formes religieuses que prend ensuite cette relation, pourvu qu’elle soit une source d’interrogation, de réflexion et pourquoi pas de bonheur. En témoigne une anecdote qu’André Comte-Sponville affectionne particulièrement : un jour, à l’issue d’une conférence que le Daïla-Lama donnait en Europe, un jeune Français vint à sa rencontre. « Votre Sainteté, dit-il, je voudrais me convertir au bouddhisme. » Et le Daïla-Lama de répondre : « Pourquoi le bouddhisme ? En France, vous avez le christianisme. C’est très bien le christianisme ! » Pour André Comte-Sponville également, le Bouddha est certes le fondateur d’une nouvelle religion et une immense source de sagesse – « L’égal de Socrate ou de Jésus » –, mais en aucun cas une sorte de divinité exclusive, à laquelle on devrait tout abandonner.
L’éternité, c’est maintenant
Partisan d’une « métaphysique de l’immanence », disciple d’Épicure, Montaigne ou encore Spinoza, ce philosophe reste plus généralement sceptique vis-à-vis de tout lieu ou état divins qui ne seraient pas de ce monde. Il n’y a pas de paradis, de ce point de vue, sauf à considérer que cette idée renvoie à la nature et à l’existence telles que nous les connaissons déjà. D’où son intérêt pour le bouddhisme et le taoïsme, et plus encore le Chan – sorte de synthèse entre les deux –, qu’il perçoit comment autant de formes d’une « spiritualité sans dieu » ni arrière-monde. Mais il insiste : il ne croit pas au karma, à la réincarnation, ni à aucun mythe ou légende de mêmes acabits. S’il pratique la méditation quinze minutes chaque matin, ce n’est pas pour entrevoir d’obscures dimensions cachées de l’existence, mais au contraire pour mieux prendre conscience de ce qui advient ici et maintenant. En la matière, écrit-il, « le corps est un meilleur maître que les gourous ». Apprendre à vivre simplement, avec lucidité et sans espoirs démesurés, n’est-ce pas là au fond le cœur du message bouddhiste ?