Reconnaître quelqu’un, un visage familier, n’est pas aussi passif qu’on pourrait le croire. Le cerveau ne se contente pas d’engranger des données sensorielles et de les traiter. Il a aussi tendance à « projeter », pour ainsi dire, des schémas préenregistrés sur ce qu’il perçoit, et c’est cette superposition qui permet l’identification. Une récente étude neuroscientifique va plus loin : lorsque, pour une raison quelconque, cette personne est difficile à reconnaître, nous pourrions aller jusqu’à « tordre » la réalité pour que celle-ci colle à nos représentations mentales.
Pour parvenir à cette conclusion, les chercheurs ont fusionné numériquement les photos de duos de célébrités en un portrait unique. Les visages de Bob Marley et de Whoopi Goldberg n’en formaient qu’un, par exemple ; idem pour Angelina Jolie et Halle Berry, Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone, etc. Puis les scientifiques ont demandé à des individus d’identifier chaque photo, et ont observé leur activité neuronale à ce moment-là. Verdict : les sujets ont tendance à percevoir les traits de l’une ou de l’autre vedette, mais jamais les deux en même temps. Autrement dit, ils ont du mal à voir… le visage qui est effectivement sur la photo !
C’est d’ailleurs une expérience assez courante en fait : comme lorsqu’on décèle « le truc » dans un trompe-l’œil, mais qu’il continue à faire illusion vu sous un certain angle… Selon Rodrigo Quian Quiroga, l’un des principaux auteurs, cela indique que notre perception subjective est plus prégnante que la représentation objective des choses. « Comme l’a avancé le philosophe Aristote, conclut-il, nous utilisons des images du monde extérieur que nous avons créées, bien davantage que des stimuli sensoriels. C’est exactement ce que font les neurones que nous avons observés. »
Article paru dans Sciences humaines (n° 265, décembre 2014).
Source : Rodrigo Quian Quiroga et al., « Single-cell responses to face adaptation in the human medial temporal lobe », Neuron, 24 septembre 2014.