Guerre des intellectuels autour de Stéphane Hessel

Beaucoup réagissent à l’annulation d’une conférence à laquelle devait participer Stéphane Hessel à l’École normale supérieure de Paris : fallait-il l’autoriser ? Le CRIF est-il responsable de son annulation ? Le boycott d’un pays est-il acceptable ?

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CC / Alain Bachellier

 

Les explications fusent, plus ou moins cordiales. L’annulation de la conférence organisée autour de Stéphane Hessel, qui devait se tenir le 18 janvier à l’École normale supérieure (ENS), donne lieu à une passe d’armes peu commune. Sur le motif d’abord : selon un communiqué de l’ENS, publié la veille du débat, la salle Jules Ferry était réservée pour une discussion entre Stéphane Hessel et des normaliens. « Lorsque la direction a appris le 7 janvier 2011 qu’il s’agissait d’une réunion publique, ouverte à une large participation extérieure et relayée par le Collectif Paix Palestine, la décision a été immédiatement prise. » Autrement dit : il y aurait eu tromperie sur la marchandise, ce qui suffirait à l’annuler. Surtout, il serait « impossible à l’ENS d’assurer la sécurité des personnes présentes et la protection des locaux pour ce type de réunion ». Après s’être refusée à tout commentaire, la directrice de l’ENS Monique Canto-Sperber est sortie hier de son silence dans une tribune publiée par Le Monde. L’argumentaire est identique : « Le 7 janvier, des amis m’ont transmis l’annonce de la réunion telle qu’elle circulait très largement sur de nombreux sites […] Chacun aurait pu constater qu’il ne s’agissait aucunement d’une réunion interne à notre école entre Stéphane Hessel et des élèves […] L’appel largement diffusé laissait prévoir une assistance importante et totalement extérieure à l’école. »

Premières salves

Ces explications arrivent un peu tard. Dès le 13 janvier, un éditorial de Richard Prasquier met le feu aux poudres. En effet, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) y annonce l’annulation du colloque. Il remercie notamment « Valérie Pécresse, ministre des Universités, ainsi que le rectorat de l’Université de Paris que nous avons contactés en urgence [et qui] ont réagi sans ambiguïté ». Il rend également hommage « à Claude Cohen Tanoudij, Prix Nobel de Physique, Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut, tous anciens élèves de l’Ecole Normale Supérieure », et enfin à « Mme Canto-Sperber qui mène un combat incessant contre des dérives  inquiétantes. »

Beaucoup comprennent que le CRIF a obtenu l’annulation du colloque avec l’aide des personnes citées. Sur Rue89, l’historienne Ether Benbassa l’accuse de « bafouer la liberté d’expression et de s’en vanter ». Le géopolitologue Pascal Boniface enfonce le clou sur son blog : « En ayant soutenu l’interdiction de conférence (tout en espérant que leur action ne soit pas rendue publique), BHL (qui est coutumier du fait) et Alain Finkielkraut se rangent dans la catégorie des censeurs. » Dix anciens élèves de l’ENS réagissent également dans une tribune publiée par Libération, dont Alain Badiou, Étienne Balibar ou encore Jacques Rancière : « Si la directrice de l’École normale supérieure a accepté [le] diktat [du CRIF], elle a déshonoré sa fonction. Il en va de même pour la ministre de l’Enseignement supérieur s’il est avéré qu’elle est personnellement intervenue pour faire annuler la rencontre prévue. »

Réplique

La direction de l’ENS affirme aussitôt que cette décision a été prise « indépendamment des démarches entreprises par le président du CRIF auprès de plusieurs personnalités. » Chroniqueur à Philosophie magazine, Raphaël Enthoven renchérit dans L’Express : « Certes, le CRIF a cru bon, dans un communiqué de son président, de se réjouir […] Mais à aucun moment, le CRIF n’a revendiqué le moindre rôle dans une telle décision. Rien n’autorise à établir […] la moindre influence du CRIF sur la décision de la directrice de l’ENS. » Sur le site du NouvelObs, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy démentent toute intervention de leur part, le premier reconnaissant cependant avoir été « catastrophé par l’annonce de ce débat, parce qu’il risquait de créer un précédent dans les autres universités. » BHL se contente d’abord d’un bref correctif avant de signer une chronique plus conséquente : « parce que je crois à la force des idées et, plus encore, de la vérité, je suis toujours, en pareilles circonstances, partisan du débat, du choc des opinions, voire de l’affrontement des convictions — et, donc, pas de la censure. » Enfin, Richard Prasquier corrige le tir dans une tribune publiée par Libération : « Je m’étais ouvert au ministre, au cabinet du recteur et à d’anciens normaliens, pour savoir s’ils partageaient ma stupéfaction devant l’incongruité de cette entreprise. Je n’ai rien exigé, mais j’ai approuvé l’annulation de cette réunion ».

Le boycott : légitime ou illégal ?

La nature de cette conférence fait elle aussi débat. Dans une tribune publiée par Le Monde, Stéphane Hessel et Régis Debray détaillent ce qu’ils y auraient dit, de Gaza, de l’ONU et des ONG sur le terrain, du Hamas, de Gilad Shalit… « Nous aurions, in fine, manifesté notre sympathie active envers la résistance non violente désormais prônée par beaucoup de Palestiniens ». Benoist Hurel et Patrick Henriot, secrétaires nationaux du Syndicat de la magistrature, sont plus radicaux dans Libération : « Nous avions accepté de participer à cette conférence, dont la vocation n’était autre que de soutenir Stéphane Hessel et l’ensemble des personnes aux prises avec la justice pour des faits de boycott. » Pour cause, plus de quatre-vingt personnes sont sous le coup d’une procédure judiciaire pour avoir soutenu la campagne « Boycott, Désinvestissement, Sanctions » (BDS), un mouvement d’opposition à la politique israélienne.

« Il ne pouvait s’agir de prendre position sur « l’opportunité » de boycotter les produits israéliens, précisent les deux juristes […] notre propos devait se donner pour objet de contester la « pénalisation » du boycott. » En clair : défendre le droit de mener et de soutenir cette action, qu’on soit ou non en accord avec celle-ci et quel que soit le pays visé. Même son cloche dans un article de l’historien Dominique Vidal sur Mediapart, qui affirme : « Pour Stéphane Hessel également, il ne s’agit pas d’appuyer la campagne BDS, mais de lutter contre sa criminalisation. Notre ami, personnellement, s’est toujours prononcé contre le boycott des produits israéliens ». Dans la même veine, l’historienne Esther Benbassa rapporte qu’elle a signé l’appel au boycott « tout en étant personnellement opposée à cette campagne […] telle qu’elle est menée. » Pour elle, il s’agissait surtout d’empêcher les détracteurs de BDS d’amalgamer ce mouvement à de l’antisémitisme, alors qu’il visait « d’abord les produits israéliens en provenance des territoires occupés », et de responsabiliser les militants, en critiquant par exemple ceux qui boycottent aussi les universitaires israéliens.

Le ton monte

Mais ces arguments ne passent pas. Dans ses deux tribunes, Richard Prasquier affirme que cette campagne revient à « prôner un comportement discriminatoire à l’égard d’un pays » et tombe sous le coup de la loi. Mais surtout, il juge que « ce n’est pas un outil critique, mais un instrument de délégitimation d’Israël ». Pour Bernard-Henri Lévy aussi, « l’appel au « boycott d’Israël » est une saloperie. » D’abord, « parce qu’on boycotte les pays totalitaires, pas les démocraties. » Ensuite, parce que l’unique but de cette campagne est, selon lui, de « délégitimer Israël » Insinuation supplémentaire : elle serait marquée par certaines formes d’antisémitisme, comme les « bien douteuses initiatives visant à marquer les marchandises juives, pardon israéliennes, d’autocollants supposés infamants. » Raphaël Enthoven ironise également dans sa chronique sur le rôle supposé du CRIF : « Quand il s’agit des juifs, on ne croit plus au hasard. Les coïncidences sont toujours des collusions. » Quant à la conférence elle-même, Alain Finkielkraut confie son inquiétude au NouvelObs : « Ce n’est plus un secret : l’ENS est devenu un véritable foyer de haine à l’égard d’Israël. Un interdit total y pèse sur l’expression des sionistes en ce moment. »

Ces accusations sont balayées du revers de la main. « Pas de quoi se faire traiter d’ennemi d’Israël », se contentent d’écrire Benoist Hurel et Patrick Henriot, après avoir rappelé l’objet de la conférence. Plus critique, Pascal Boniface juge que « l’efficacité de cet argument utilisé avec insistance depuis une dizaine d’années s’amenuise et irrite de plus en plus de gens […] Il est de moins en moins recevable au moment où Israël a le gouvernement le plus à droite et même le plus à l’extrême droite de son histoire. » Esther Benbassa frappe encore plus fort : elle rétorque que le CRIF est un organe communautariste, néfaste et peu représentatif. « Le CRIF combat tout ce qui peut de près ou de loin écorner l’image d’Israël, ce veau d’or moderne des Juifs convertis au nationalisme, un nationalisme auquel ils furent pourtant, dans l’Histoire, si longtemps réfractaires […] Pourquoi les Juifs n’afficheraient-ils pas leur soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite que les Israéliens se sont donné ? Là est bien la racine de la censure exercée par le CRIF, inavouable dans le texte, mais bien réelle. »


Bref, si c’était un tableau de famille, on parlerait d’une « belle engueulade ». Les accusations et réparties ont fusé avec une rare rapidité, et l’invective a eu droit de cité. Un point semble cependant mettre tout le monde d’accord, peut-être le seul : cette conférence aurait été peu contradictoire, car les participants étaient à peu près sur la même ligne. Si donc il fallait trouver une vertu à cette empoignade, c’est peut-être d’avoir porté la confrontation des idées dans l’espace public.

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