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Une chaîne humaine autour de l’université : des enseignants chercheurs en philosophie ont lancé cette idée pour protester contre la réforme de leur statut, et rencontré un succès inattendu. Ils organisent aussi des séminaires sur la grève.
C’est une danse indienne dans le quartier latin. Étudiants et enseignants chercheurs font la ronde aux abords de l’université Paris I, mardi en fin d’après-midi. Ils forment deux chaînes humaines, qui se croisent en sens inverse et sont encerclées par les forces de l’ordre. Les slogans fusent : « Facs fermées aux intérêts privés, facs ouvertes aux enfants d’ouvriers », « Pécresse, démission ». L’œil rieur, le professeur de philosophie Christian Bonnet se faufile entre les CRS, rue de la Sorbonne, pour rejoindre son collègue logicien Jean-Baptiste Joinet « Je ne dis pas que tu es l’inventeur du truc, sinon, tu vas te faire embarquer. » Retour sur les faits : jeudi 26 février, plusieurs professeurs de philosophie ont vendu des concepts à la criée pour protester contre la logique de rentabilité. Cette performance a été relayée par les médias, d’où l’idée de réitérer dans le spectaculaire. Jean-Baptiste Joinet a suggéré cette manifestation pacifique. « C’est un symbole pour montrer que l’université a besoin de protection, mais il n’est pas question de bloquer la fac. » Des mails circulent, le projet est évoqué dans toutes les assemblées générales… C’est un succès, il y a deux fois plus de monde que prévu. La professeure de philosophie Chantal Jaquet est soulagée. « Nous avions peur qu’il y ait bien les caméras mais trop peu de personnes pour encercler le bâtiment. Finalement, il y a deux chaînes humaines. »
De l’autre côté de la Sorbonne, rue Saint Jacques, les professeurs de philosophie Jean Salem et Jean-François Braunstein font passer de main en main une enveloppe en papier kraft, étiquetée « LRU » en référence à la loi de « Libertés et responsabilités des universités ». Encore un symbole : les projets de Valérie Pécresse feront le tour du bâtiment avant de finir à la poubelle. « Cette réforme est la goutte d’eau qui fait déborder le vase », tempête Jean Salem. Fidèle à ses engagements marxistes, il considère que tous ces projets participent de l’idéologie néo-libérale. « D’abord, on a cassé l’année universitaire en deux semestres de trois mois et demi, ce qui ne laisse pas le temps de creuser un thème à fond. Ensuite, on a adopté le système LMD [Licence – Master – Doctorat] qui induisait une spécialisation accrue, dont la véritable vocation était de multiplier les niches pour que chacun ait son petit empire. Puis ce fut le tour de la loi LRU. Si celle-ci a divisé les enseignants, la réforme de leur statut les a unifiés. » Jean-François Braunstein renchérit : « la fac est entrée dans un système où les bureaucrates sont mieux vus que les chercheurs : il faut produire des rapports plutôt que de faire avancer le savoir et la culture. » Soudain, une musique de fanfare se fait entendre. Un orchestre s’est invité à la fête, à la surprise générale. Il contourne le bâtiment jusqu’à la place de la Sorbonne. Chantal Jaquet le regarde avec amusement. « Cela montre que le mouvement de contestation dépasse les volontés individuelles. C’est très bon signe quand ça nous échappe. »
Deux heures avant la manifestation, elle, Christian Bonnet et Bertrand Binoche ont organisé un séminaire avec leurs étudiants grévistes. Au programme : qu’est-ce qu’une lutte ? La salle « Halbwachs », réquisitionnée pour l’occasion, était pleine à craquer. « Une lutte devient légitime quand la critique et l’argumentation ne suffisent plus », lance Bertrand Binoche. Chantal Jaquet rappelle un paradoxe : « même Gandhi disait qu’entre la violence et la lâcheté, il choisissait la violence ». Yann, un étudiant au visage rond derrière de petites lunettes carrées, lève la main. « Le gouvernement utilise les lois fondamentales pour court-circuiter les corps intermédiaires. Il agit par décret. On se croirait revenu à la Restauration sous Charles X. »
Si les idées fusent dans le désordre, la maturité intellectuelle de ces étudiants ne fait aucun doute. Sous une épaisse tignasse brune et bouclée, l’Italien Tomaso élargit le débat. « Nous avons connu la même chose en Italie. C’est normal, cette loi est l’application du processus de Bologne dans toute l’Europe. Le problème, c’est qu’elle suppose un modèle de science qui est celui des mathématiques. Elle ne tient pas compte des spécificités méthodologiques de chaque discipline. » Tous ici sont solidaires du mouvement de grève. Cette union avec les enseignants chercheurs n’a pas fini d’étonner Chantal Jaquet. « Comment dépasse-t-on les singularités individuelles pour former un corps commun ? Tout le monde semble s’être aperçu que personne n’échapperait aux conséquences néfastes de cette loi. On commence alors à regarder l’autre comme un semblable. » Une petite blonde prénommée Sophie intervient. « Ce qui vient de l’indignation peut-il devenir une construction par contagion ? J’ai l’impression que les mouvements sociaux convergent et dépassent cette logique du ressentiment pour proposer une véritable alternative. » Virgile, un grand brun, nuance. « La réaction est négative au départ, mais débouche sur quelque chose de positif. La difficulté, c’est d’élaborer une réponse sans diviser le mouvement contestataire. La communauté de souffrances est plus évidente que celle de projets… » Pour l’avenir, un séminaire sur l’ego « sarkodental » est envisagé. Comme quoi, la réforme de l’université inspire la philosophie.