Sciences Humaines : des BD pour l’été

Comme chaque année, le magazine Sciences Humaines vous propose une sélection de livres à dévorer cet été : en histoire, sociologie, philosophie… J’ai choisi quatre romans graphiques pour s’initier en douceur (et avec humour) à des travaux parfois complexes. Bonne lecture !

Jérusalem racontée par un arbre

Qu’est-ce qui destinait une petite bourgade au climat rude, perdue au milieu des montagnes et loin des grandes routes commerciales, à devenir le cœur battant du monothéisme, ainsi qu’un territoire âprement disputé durant des milliers d’années ? Ce mystère inaugure l’histoire de la ville « trois fois sainte », scénarisée par Vincent Lemire, directeur du Centre de recherche français à Jérusalem.

En guise de narration, le récit nous est conté par un olivier ayant germé il y a environ 4 000 ans, à l’époque biblique, peut-être celle du sacrifice d’Abraham, du règne de David ou encore de Salomon. Ayant grandi sur le mont des Oliviers face à la ville, notre étonnant narrateur s’efforce de se remémorer cette époque reculée, où il n’était qu’une jeune pousse. Cette astuce scénaristique est une façon de rappeler que des évènements historiques aussi lointains restent difficiles à discerner de la mythologie.

À mesure que l’olivier grandit, il se souvient mieux des périodes traversées par Jérusalem : le basculement du Proche-Orient dans le monde grec, puis romain, l’essor du christianisme à la fin de l’Antiquité ; les prises de contrôle par les Perses, les Byzantins ou encore les Turcs au 11e siècle, suivies des premières croisades. V.. Lemire et le dessinateur Christophe Gaultier tirent parti du format BD pour mettre en scène des cartes, permettant de comprendre l’organisation de la ville à ces différentes époques, ainsi que les enjeux des grands projets de construction, ou au contraire des attaques et destructions subies. Une autre force de cet ouvrage est de privilégier une histoire à hauteur humaine, du point de vue des protagonistes, et à une échelle locale. Si les derniers chapitres abordent la naissance du sionisme politique à la fin du 19e siècle, l’angle de l’ouvrage reste celui des conséquences pour la ville de Jérusalem, plus que pour le Proche-Orient ou le reste du monde.  

Histoire de Jérusalem, Vincent Lemire et Christophe Gaultier, Les Arènes, 2022, 256 p., 27 €.

L’Église en bulles

Tout commence par une rencontre avec le Christ. L’image d’Épinal d’un messie blond, aux cheveux fins et aux yeux clairs, vêtu d’une toge vénitienne, est battue en brèche. « Jésus était sémite ! rappelle le sociologue Olivier Bobineau. De fait, il n’était sans doute pas très grand, la peau brûlée par le soleil, les cheveux noirs, bouclés, avec une hygiène de vie de son époque, ce qui signifie une mauvaise dentition. »

Dès les premières pages, cette bande dessinée met ainsi la rigueur scientifique au premier plan. O. Bobineau, spécialiste du catholicisme et des rapports de pouvoir au sein de l’Église, propose une synthèse actualisée et foisonnante des connaissances sur l’histoire du christianisme, des origines jusqu’au règne du pape François.

Cette rigueur n’empêche pas une solide dose d’humour. Le trait et la mise en scène du dessinateur Pascal Magnat sont d’une redoutable efficacité : situations absurdes, anachronismes et caricatures… On éclate régulièrement de rire à la lecture. Il le faut, car le propos reste dense et exigeant. Huit ans de travail collectif ont été nécessaires pour trouver cet équilibre. O. Bobineau expose tout à la fois les concepts clés du christianisme (la foi, l’amour inconditionnel…), les évènements majeurs de son histoire (les persécutions, la conversion des empereurs…), ses luttes intestines, ses crises et réformes incessantes… Si on veut tout retenir, il faudra revenir souvent en arrière et prendre des notes.

Néanmoins, le propos général reste clair et agrémenté de dessins mémorables. L’Église, démontre O. Bobineau, n’a cessé d’être tiraillée par ses contradictions : elle prône l’amour inconditionnel, le désintéressement et la paix, mais se livre régulièrement à la guerre et à la violence, pour prendre le pouvoir ou le garder. Elle doit aussi constamment évoluer sans se renier, pour s’adapter aux évolutions du monde, avec plus ou moins de perspicacité. Le pape François aurait par exemple anticipé l’importance de l’écologie et de certaines critiques du capitalisme, mais resterait décalé sur les questions liées au genre ou au sexe. 

L’Incroyable Histoire de l’Église, Olivier Bobineau et Pascal Magnat, Les Arènes, 2022, 584 p., 33 €.

Sur la piste du génome

Dessinée comme un manga d’aventure, tendance polar, cette enquête retrace avec liberté et rigueur l’histoire de la génétique. Partant des premiers constats de bon sens qu’ont pu faire les humains (« les chats ne font pas des chiens », etc.), notre enquêteur progresse jusqu’au projet de séquençage intégral du génome humain au 20e siècle, en interrogeant les protagonistes de cette aventure scientifique. On y croise aussi bien Charles Darwin que René Descartes, Gregor Mendel que James Watson et Francis Crick.

Les dialogues sont inventés et parfois farfelus, mais permettent de comprendre la démarche de ces scientifiques grâce aux questions posées par le narrateur et enquêteur. Les gènes opérant à l’échelle de l’infiniment petit, les illustrations et allégories mises en scène ne sont pas de trop pour comprendre les mécanismes cellulaires en jeu, qu’ils soient réels ou qu’ils aient été imaginés autrefois.

De façon subtile, l’enquête se conclut par un constat d’échec : en dépit de progrès scientifiques formidables, notamment depuis le milieu du 20e siècle, il reste impossible d’identifier une structure biologique qu’on puisse à proprement parler appeler un gène, et qui expliquerait l’ensemble des phénomènes héréditaires. Une part de mystère demeure. 

Génome Express, Jo Jin-ho, Ginosko, 2023, 432 p., 26 €.

La saga du capital

Sorti en 2019, l’ouvrage éponyme de l’économiste Thomas Piketty a connu un immense succès, mais reste difficile à appréhender pour les néophytes. L’idée géniale de cette adaptation en bande dessinée – outre un format ludique et bourré d’humour – est d’illustrer la thèse de T. Piketty en mettant en scène l’histoire d’une famille plutôt aisée sur plusieurs générations, de la Révolution française jusqu’à nos jours.

Chaque chapitre s’attarde sur un ou plusieurs protagonistes, en commençant par rappeler sa position dans l’arbre généalogique. Le récit montre comment, malgré l’abolition des privilèges en 1793, cette famille d’origine noble a pu préserver ses richesses et prospérer au sein de la haute bourgeoisie. Les propriétés arrachées par la Révolution aux aïeux, Pierre et Jean-Baptiste, sont aussitôt récupérées sous le régime du Directoire (1795-1799) ; parallèlement, la fille de Pierre, Germaine, et sa cousine Elinor, perdent les bénéfices de plantations et d’esclaves à Saint-Domingue, mais reçoivent d’importantes compensations financières, arrachées par la force au futur État d’Haïti.

À chaque génération, des forces politiques conservatrices aident cette famille à contrebalancer toute réforme sociale, du moins jusqu’à aujourd’hui. Au 21e siècle, la dernière née de la famille, Léa, remet en question son héritage et son histoire familiale.  

Capital et idéologie, Claire Alet et Benjamin Adam, d’après Thomas Piketty, Seuil, 2022, 176 p., 22,90 €