Kant, Lucky Luke et les autres…

Dans sa pratique de professeur de philosophie, Thibaut de Saint Maurice, a découvert qu’il pouvait capter l’intérêt de ses élèves en prenant des exemples dans des films, des séries télé et des comics. Ce détour pédagogique lui a inspiré un essai couronné de succès, Philosophie en séries (Ellipses, 2009), suivi d’un second tome l’année suivante, où il dégageait les enjeux moraux de fictions télévisées telles que Desperate Housewives, Prison Break ou encore Dr House. Représentant incontournable d’une philosophie pour le plus grand nombre, il récidive avec cet opus consacré à des héros de la culture populaire. Une quarantaine de personnages de films, de bandes dessinées ou de romans sont examinés avec l’œil de Platon, de Nietzsche, de Kierkegaard et de bien d’autres penseurs. Première bonne surprise : leur diversité. James Bond côtoie Cendrillon, d’Artagnan croise Pocahontas, Albator rencontre Tintin. Il y en a pour tous les goûts et tous les âges, tant pour les fans de super-héros en collants que les lecteurs de Harry Potter et les amateurs d’Autant en emporte le vent.

L’ouvrage est divisé en courts chapitres, six pages en moyenne, le plus souvent rédigés sur le même modèle : le portrait du héros, suivi d’un exposé des enjeux philosophiques qu’il incarne ou d’analyses qu’ont pu en proposer des auteurs classiques. Comme dans ses précédents ouvrages et ses chroniques radio, le style de T. de Saint Maurice est accessible, pédagogique et agréable. C’est une porte d’entrée idéale pour les néophytes en philosophie, ceux qui en ont gardé un mauvais souvenir ou s’en sont toujours méfiés. L’autre qualité de l’ouvrage est de rester précis et rigoureux sous le vernis pop-culturel. On devine le professeur de lycée qui, tout en cherchant des exemples amusants, doit aussi aider ses élèves à préparer le bac. Il n’y a aucun artifice dans la façon dont T. de Saint Maurice rattache un concept philosophique à un héros, dont on découvre de nouvelles facettes.

Lucky Luke , ce justicier parfaitement désintéressé, dénué de toute ambition et intérêt personnel, fait écho à la conception kantienne du devoir. Le désintéressement est en effet, selon Kant, une condition nécessaire à l’action morale, celle-ci devant être exempte de toute motivation particulière pour avoir une portée universelle. Mais la droiture du poor lonesome cowboy a aussi son revers : Lucky Luke semble presque trop lisse, trop vide d’appétit et de désir singulier pour être vraiment humain. La rigoureuse conception kantienne de la morale qu’il incarne passe du même coup pour peu réaliste. C’est un bon exemple du genre d’analyse que réalise T. de Saint Maurice en quelques pages ciselées, témoignant d’une réelle connaissance des héros qu’il convoque et des idées qu’ils incarnent.

Ainsi, Wonder Woman fait preuve d’une conception de la justice fondée sur l’amour et la charité, conforme à celle que proposait Leibniz. Robin des bois incarne « l’homme révolté » d’Albert Camus, préférant la solidarité et la liberté humaines au respect de lois perçues comme injustes. Katniss Everdeen, de la série romanesque Hunger Games, accepte les règles d’un jeu cruel pour mieux s’en libérer et déclencher une révolution, passant de l’état de domination à celui de sujet capable de se jouer des règles, ainsi que l’aurait décrit Michel Foucault. Chaque chapitre formant un tout, le lecteur est libre de picorer selon ses goûts et son envie du moment parmi les héros de son choix.

Des philosophes et des héros, Thibaut de Saint Maurice, éditions First, 2019, 256 p., 14,95 €. Cet article est paru dans la rubrique spéciale « livres d’été » du magazine Sciences Humaines (n° 317, juillet – août 2019)

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