Devenir le héros de votre film préféré ? Rien de plus facile à l’heure des logiciels libres et des communautés d’internautes prêtes à vous aider. Une technologie développée en ligne permet d’incruster très facilement n’importe quel visage sur celui d’un personnage de film, reproduisant toutes ses mimiques et expressions faciales sous d’autres traits. Le trucage était bien connu des studios de cinéma, mais FakeApp l’a rendu accessible à n’importe qui ou presque – quitte à provoquer une tempête judiciaire en début d’année : de célèbres actrices comme Scarlett Johansson ou Emma Watson ont été incrustées dans des films pornographiques…
Des vidéos plus humoristiques ou bon enfant ont fleuri sur la Toile. Mais de façon étonnante, même les plus réussies ont tendance à sonner faux. Quelque chose cloche dans ces visages, un problème bien connu des spécialistes d’effets spéciaux… et indirectement du philosophe Emmanuel Levinas. Contrairement à une idée reçue, explique-t-il dans Éthique et infini (1982), un visage ne se résume pas à ses traits – couleur des yeux, largeur du front, épaisseur des lèvres… « La relation au visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne se réduit pas. »
Le visage exprime pour Levinas une identité plus vaste et même insaisissable : celle d’autrui en tant que sujet et alter ego. « Si on pouvait posséder, saisir et connaître l’autre, ce ne serait pas l’autre », écrit-il dans Le Temps et l’Autre (1979). Autrement dit, ce n’est jamais autrui que l’on capture en lui « arrachant » son visage, mais un ersatz analogue aux masques de plastique. Une telle objectivation conduit à traiter l’autre comme un moyen aux services de pulsions égoïstes, plutôt que comme une fin, poursuit Levinas. Ce qui expliquerait avec vingt ans d’avance pourquoi les visages de FakeApp sonnent si faux… et ont été largement détournés à des fins de pornographie.
Cet article est paru dans Sciences Humaines (n° 302, avril 2018)