« Le rejet du cannibalisme est au fondement de la politique »

Alors que le « dépeceur de Montréal » vient d’être arrêté, l’opinion publique s’alarme contre des faits de cannibalisme : aux États-Unis, en Chine… Entre répulsion instinctive et fascination médiatique, l’anthropophagie apparaît comme le négatif de la civilisation. Pour Georges Guille-Escuret, ethnologue et auteur de Les mangeurs d’autres (éd. de l’EHESS), cette phobie des Européens puise aux sources de l’Antiquité grecque et de la culture chrétienne.

Sur www.lemondedesreligions.fr

CC / @vlaaDnet sur Flickr

Pourquoi le cannibalisme nous révulse-t-il alors que d’autres cultures l’ont admis ?

Georges Guille-Escuret : La logique de domination n’est pas la même dans une société cannibale. Manger l’autre, c’est lui reconnaître une identité pareille à la nôtre. Souvent, au terme d’une bataille entre deux tribus, les captifs peuvent être mangés ou… adoptés ! C’est d’ailleurs une alternative que l’on retrouve dans des sociétés très éloignées les unes des autres, en Afrique, en Amérique… Dans les deux cas, le vaincu est en quelque sorte assimilé à la tribu. Cette logique de domination est incompatible avec notre civilisation. Dans l’histoire européenne, il y a généralement une différence de nature entre les individus, une hiérarchie plus stricte, par exemple entre le maître et l’esclave. Le rapport de stricte égalité identitaire, propre au cannibalisme, est alors impensable. C’est pourquoi il n’a jamais été constant dans la culture européenne, tout au plus sporadique et clignotant par endroit.

Manger un homme passe pour un crime inhumain, peut-être pire que le meurtre ou l’inceste. Comment expliquer une telle répulsion ?

G. G-E : Les cultures grecque et chrétienne ont légitimé la phobie du cannibalisme. Dans l’Antiquité, la cité s’est construite sur le rejet de l’allélophagie — le fait de manger les membres de son groupe. La mythologie nous enseigne que Zeus, le roi des dieux, est lui-même un rescapé du cannibalisme. Son père, Chronos, dévorait ses enfants de crainte que n’émerge un rival qui régnerait à sa place, jusqu’à ce que la mère de Zeus ne sauve l’enfant de ce « dévoreur ». Moralité : la politique ne peut advenir qu’à partir du refus du cannibalisme. Plus tard, le christianisme a établi une disjonction radicale entre le monde humain et la nature. Le corps est alors chargé de sacré, et le consommer devient une transgression majeure. C’est l’innommable, au Moyen-Âge notamment. Une fois pourtant, le cannibalisme a semblé légitime pour des raisons religieuses : pendant la première croisade, lors du siège d’Antioche, les Français avaient la réputation de dévorer leurs ennemis. Mais c’est surtout une crise d’hystérie qui aura duré deux ans.

Au cinéma, dans les journaux, les jeux vidéo… Cette pratique exerce pourtant une certaine fascination ?

G. G-E : Dans les médias, le cannibalisme occupe le haut et le bas du panier. On trouve des figures très valorisantes, comme Hannibal Lecter, ou plus controversées, comme dans le film Cannibal Holocaust. Beaucoup de séries B se construisent sur ce thème et, en général, on retrouve l’idée qu’on ne peut plus s’arrêter quand on a mangé un homme. Plus en amont, au XVIe siècle, avec l’essor de l’imprimerie, les premiers succès d’édition traitent souvent de cannibalisme, notamment à travers les terribles récits des grands voyageurs : le navigateur Amerigo Vespucci décrit les premières sociétés anthropophages, Christophe Colomb rapporte le vocable cariba des Amériques, qui donnera « caraïbes » et « cannibale ». Hans Staden raconte sa captivité en Amazonie dans Nus, féroces et anthropophages, etc… Mais le cannibalisme a également été un thème de rébellion intellectuelle. Dans ses Essais, Montaigne minore l’horreur anthropophage en la comparant à la barbarie inassumée des Européens. Plus près de nous, les dadaïstes défendent l’étrangeté de cette pratique à travers le Manifeste cannibale de Francis Picabia… Bref, l’anthropophagie a aussi été le vecteur d’une contestation de la civilisation.

Poster un commentaire

Classé dans Politique, Religion, Société

Les commentaires sont fermés.