De Lisbonne à Haïti, penser la catastrophe

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Le tremblement de terre qui a frappé Haïti soulève un problème vieux comme le livre de Job : peut-on concilier l’existence d’une tragédie et l’idée de justice ?

Qu’auraient pensé Voltaire et Rousseau du séisme haïtien ? Mardi à 16h53 heure locale (22H53 à Paris), un tremblement de terre d’une magnitude de 7,3 sur l’échelle de Richter frappe Haïti au coeur : l’épicentre est localisé à seulement 15 kilomètres de la capitale, Port-au-Prince, et 30 kilomètres de profondeur. Une trentaine de répliques s’ensuivent, estimées jusqu’à une magnitude de 5,9. Le bilan, encore inestimable, s’annonce désastreux : interrogé mercredi par la chaine américaine CNN, le premier ministre haïtien Jean-Max Bellerive craint qu’il ne soit « bien au-dessus de 100 000 morts ».

Un séisme analogue, à Lisbonne le 1er novembre 1755, a été la source d’une controverse philosophique. Aussitôt, Voltaire écrit un Poème sur le désastre de Lisbonne, dans lequel il critique un certain optimisme : en l’occurrence, l’idée qu’une telle tragédie ne devrait pas être perçue comme un mal, mais seulement comme un phénomène dont l’aspect positif échappe à l’homme. Il s’attaque ainsi aux formules « tout est bien » et « l’homme jouit de la seule mesure du bonheur dont son être soit susceptible », qu’il attribue à Leibniz et Alexander Pope. Il développe aussi cette position dans Candide, ou l’Optimiste (1759), dans lequel le professeur Pangloss, précepteur de Candide, ne cesse de répéter, au milieu des massacres et des catastrophes, que nous vivons dans « le meilleur des mondes possibles ».

Jean-Jacques Rousseau répond au poème de Voltaire en lui écrivant une Lettre sur la Providence. Entre autres arguments, il relativise le caractère naturel des catastrophes telles qu’un tremblement de terre, soulignant que « la nature n’a point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul ». Puis il réaffirme un très relatif optimisme : « De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs sans doute, ont évité de plus grands malheurs […] il n’est pas sûr qu’un seul de ces infortunés ait plus souffert que si selon le cours ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la mort qui l’est venu surprendre ».

Sans trancher entre ces deux conceptions morales, il convient de signaler, à la suite de Sylvestre Huet, journaliste scientifique à Libération, et du journal suisse Le Temps, que le désastre qui frappe aujourd’hui Haïti a été annoncé dès 2002 par Éric Calais, géophysicien et consultant du Bureau des mines et de l’énergie à Port-au-Prince. Celui-ci a publié il y a huit ans un rapport qui dénonçait, outre le risque sismique, la précarité des installations et des constructions, et leur extrême vulnérabilité en cas de violentes secousses. Ainsi, cette catastrophe peut tout à la fois se qualifier de « naturelle » et cependant engager des responsabilités humaines.

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