
La Bibliothèque nationale de France consacre pour la première fois une grande exposition à l’écrivaine Colette. Moins célèbre que Marcel Proust ou Victor Hugo, elle est pourtant considérée comme une romancière tout aussi emblématique de la littérature française. Cette interview est parue dans le Journal du CNRS
Comment présenteriez-vous Colette à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler ?
Françoise Simonet-Tenant. C’est une écrivaine emblématique de la première moitié du XXe siècle. Elle publie son premier roman en 1900, sous le seul nom de Willy (son mari), Claudine à l’école, rapidement suivi de Claudine à Paris, Claudine en ménage et Claudine s’en va. Par la suite, elle se fait connaître sous son nom propre et embrasse une rare diversité de styles : des romans, des recueils de nouvelles, des pièces de théâtre ou encore des articles de presse.
Jusqu’à sa mort, en 1954, elle se démarque par sa prose dense et suggestive, rythmée et musicale, retranscrivant les émotions et sensations avec une précision étonnante. Elle se distingue aussi par un humour souvent bienveillant. Alors que maintes écrivaines de l’époque cultivent une forme de dolorisme lié à leur culture chrétienne, Colette est résolument laïque et agnostique. Enfin, une partie notable de son œuvre s’inspire de son vécu, même si celui-ci est transposé ou masqué.
Quel texte recommanderiez-vous pour la découvrir ?
F. S.-T. Son œuvre est inégale, on peut le dire sans la diminuer. Il y a des sommets et des écrits plus secondaires. Comme première lecture, je recommanderais peut-être Sido. C’est un récit sur son enfance et son adolescence. Il est relativement court et forme un triptyque : le premier volet porte sur sa mère, le deuxième sur son père et le troisième sur ses frères. L’ouvrage a été publié en 1929, dans l’entre-deux-guerres, qui est un moment de maturité littéraire – Colette publie alors ses plus grands textes.

Certaines pages de Sido sont magnifiques, notamment lorsqu’elle parle de sa mère, décédée une quinzaine d’années plus tôt. Colette avait noué une relation très proche et en même temps complexe avec elle. À travers ce livre, elle semble verbaliser un deuil différé tout en construisant son propre mythe de la maternité.
Vous êtes spécialiste des écritures de soi – journal, correspondance, autobiographie… Comment Colette s’inscrit-elle dans ce champ ?
F. S.-T. Avec réticence ! D’un côté, il est évident qu’un substrat autobiographique traverse ses textes. Mais Colette reste hostile à l’idée de se livrer. À l’opposé de la tradition rousseauiste de l’autobiographie, elle ne s’inscrit pas dans une logique de confessions ou d’aveu. Elle préfère passer par des doubles fictifs, des alter ego littéraires, tout en utilisant des faits et évènements de sa propre vie. Dans La Vagabonde, par exemple, l’héroïne, Renée Néré, sort d’un divorce tumultueux et travaille dans des théâtres ou cafés-concerts. Une situation qui fait écho à une séparation de Colette survenue la même année, en 1910, et à sa propre expérience dans le monde du music-hall.
Dans La Naissance du jour, paru en 1928, elle assume d’écrire à la première personne, mais relativise tout de suite dans l’épigraphe : « Imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle ». Elle y utilise à la fois des faits avérés de sa vie, et d’autres – une intrigue sentimentale, par exemple – inventés.

Ce ne sont donc pas des autobiographies. Mais peut-on parler d’« autofiction », même si c’est un concept plus récent ?
F. S.-T. Effectivement, le projet de Colette ne consiste pas à raconter dans une volonté de totalisation sa vie de A à Z, comme peuvent le faire les autobiographes. Ses souvenirs sont fragmentaires et souvent concentrés sur quelques périodes, comme l’enfance dans Sido ou la vieillesse dans L’Étoile Vesper et Le Fanal bleu. De plus, elle écrit principalement au présent, alors que le genre autobiographique se caractérise par des va-et-vient avec le passé.
Peu avant la mort de Colette, dans une émission de radio, le journaliste André Parinaud tente de lui faire reconnaître une forte part autobiographique dans ses textes, mais elle esquive systématiquement la question. On peut appliquer le terme d’autofiction à La Naissance du jour, récit où Colette se met en scène sous les traits du personnage d’une romancière qui s’appelle Colette, tout en revendiquant d’écrire là un roman – paradoxe qui caractérise l’autofiction.
Comment Colette a-t-elle été perçue en tant que figure littéraire française ? Son image et la considération pour son œuvre ont-elles évolué au fil du temps ?
F. S.-T. Le succès est d’abord immédiat. Claudine à l’école suscite un scandale qui lui fait en même temps de la publicité. Les relations entre jeunes femmes sont teintées d’érotisme et le style des dialogues est direct, voire cru. Une fois le cycle des Claudine derrière elle, Colette écrit son émancipation, de femme et d’écrivaine, notamment avec le recueil de nouvelles Les Vrilles de la vigne, puis avec le roman La Vagabonde, qui lui permet de se tailler une vraie place dans le monde littéraire.

Après la Première Guerre mondiale, elle dirige notamment une collection « Colette » chez l’éditeur Ferenczi & fils, ce qui est exceptionnel pour une femme à l’époque. Elle est aussi élue en 1936 à l’Académie royale de Belgique. Dès la fin des années 1920, de nombreux ouvrages lui sont consacrés et proposent déjà des analyses de son œuvre. Au moment de la IVe République, elle est devenue une véritable icône : la philosophe Simone de Beauvoir la qualifie de « monstre sacré ». Fait exceptionnel : des funérailles nationales sont organisées lors de sa mort, en 1954.
Pourtant sa renommée a ensuite tendance à s’effriter…
F. S.-T. Dans les années 1960-1970, la percée du Nouveau Roman – qui remet en cause les notions de personnage et d’histoire – précipite pour un temps l’œuvre de Colette dans la littérature surannée. Dans ce contexte, la dimension subversive de Colette est comme oubliée, reléguée au second plan, tandis qu’on retient surtout ses textes sur l’enfance ou sur la famille. On fait d’elle une « classique mineure », selon l’expression de la chercheuse Marie-Odile André.
Dans les années 1970 et 1980, des universitaires américaines puis françaises la redécouvrent sous un angle féministe. On peut notamment citer la biographie militante de Michèle Sarde, Colette, libre et entravée, publiée en 1978 et qui a amorcé une nouvelle forme de reconnaissance. Du côté français, la publication entre 1984 et 2001 de quatre tomes d’Œuvres de Colette dans la collection prestigieuse de La Pléiade (Gallimard) dessine aussi pour l’écrivaine un retour au premier plan.
Comme en témoigne cette exposition à la BNF, Colette revient-elle en grâce dans le canon littéraire ?
F. S.-T. Sans aucun doute, cette exposition marque un nouveau sacre de Colette, qui retrouve dans le canon littéraire la place qu’elle mérite. Elle a aussi retrouvé une place dans les lectures des jeunes adultes. Pour les lectrices étudiantes, il y a eu un « avant » et un « après » la sortie du biopic Colette, en 2018, avec l’actrice Keira Knightley dans le rôle star. Beaucoup de mes étudiantes sont allées le voir, et il y a depuis une mode nouvelle des mémoires de master sur Colette. En toile de fond, le mouvement « Me Too » a sans doute joué son rôle, au moins auprès d’un lectorat jeune, dans cette redécouverte.

Peut-on décrire Colette comme féministe avant l’heure ?
F. S.-T. Ce serait exagéré, car la politique ne l’intéresse pas et son positionnement littéraire n’est pas militant. Dans la vie privée, en outre, elle a tenu des propos violents à l’encontre des suffragettes qui se battaient pour le droit de vote des femmes. Autre déclaration malheureuse : au philosophe Walter Benjamin, qui lui demandait si les femmes devaient participer à la vie politique, Colette répond qu’elles sont trop « irritables, incontrôlées, imprévisibles » quelques jours par mois pour ce type de responsabilités…
Alors pourquoi intéresse-t-elle malgré tout les féministes aujourd’hui ?
F. S.-T. Parce que sa vie et son œuvre – à défaut de ses prises de position – témoignent d’une rare émancipation pour une femme à l’époque. Sur le plan personnel, elle traverse deux divorces, expérimente une sexualité libre, y compris avec des femmes, et ne s’en cache pas. Dans ses romans, les personnages féminins sont forts et offrent des modèles de liberté, tandis que les hommes sont souvent secondaires.
Mais les rôles ne sont pas figés pour autant : dans Le Pur et l’impur, elle évoque un « hermaphrodisme mental » que le roman Chéri illustrera à travers un personnage principal ambigu. Pour Colette, le masculin et le féminin peuvent circuler au sein d’un même individu. Elle anticipe à sa façon ce que la philosophe Judith Butler appellera un « trouble dans le genre » dans les années 1990. Enfin, ses textes sur la vieillesse – en particulier, le personnage de Léa de Lonval, une femme qui accepte le « naufrage de sa beauté » – ouvrent un champ encore peu exploré à son époque et toujours d’actualité.
