Western : le crépuscule des idoles

Cette chronique est parue dans Sciences Humaines (n° 346, avril 2022). À lire pour aller plus loin : Philosophie politique du western. Les ambiguïtés du mythe américain, Robert B. Pippin (Cerf, 2021).

À la fin du 19e siècle, Shinbone est une bourgade animée de l’Ouest américain. L’ambiance des saloons est égayée de bagarres et de rires gras, les échoppes improvisées bondées de clients ; les truands mènent la grande vie. Une vingtaine d’années plus tard, en 1910, tout a disparu. La loi et l’ordre règnent ; les rues sont propres et fonctionnelles, mais froides et désertes… En réalité, Shinbone n’existe pas ; c’est une ville fictive, inventée par le cinéaste John Ford dans L’homme qui tua Liberty Valance (1962). Ce western met en scène cette localité à deux époques différentes pour montrer et critiquer son évolution. En filigrane, il reflète l’histoire des États-Unis.

Un mode de vie anarchique, mais épique et vivant, aurait été emporté par les vents de la modernité… Cette évolution renvoie à une question classique en philosophie politique : comment l’humanité est-elle passée d’un « état de nature » sans foi ni loi à une société civile, reconnaissant à chacun des droits et des devoirs ? Les westerns du genre crépusculaire vont cependant plus loin, renchérit le philosophe Robert Pippin. Ils mettent en question la prétendue réussite de la modernité.

« Si nous considérons les westerns comme une réflexion sur la possibilité pour les sociétés modernes, bourgeoises et domestiques de se perpétuer, de susciter allégeance et sacrifice, de se défendre contre leurs ennemis, d’inspirer admiration et loyauté (…), ce qui nous surprend dans nombre d’entre eux (…), c’est qu’ils expriment un doute radical sur les capacités des sociétés modernes (…) à y parvenir. »

Dans ces films, la régulation des sociétés modernes garantit certes une sécurité et un confort, mais cet embourgeoisement encourage aussi les faux-semblants, l’hypocrisie et les dérobades. Les valeurs à même de protéger et de fédérer les peuples – comme le code de l’honneur, la bravoure, le sens du sacrifice… – auraient été l’apanage des hommes libres du Far West. Inlassablement porté à l’écran par Hollywood, cet idéal d’une vie de cow-boy est mis à mal par la réalité de l’histoire, des massacres d’Indiens ou encore de l’esclavagisme. Mais comme le résume un journaliste dans L’homme qui tua Liberty Valance : « On est dans l’Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende. »

Poster un commentaire

Classé dans Philosophie, Pop culture

Les commentaires sont fermés.