L’espèce humaine était-elle attendue ?

Dans Destinées improbables (La Découverte, 2021), Le biologiste Jonathan B. Losos offre une synthèse passionnante des recherches de ces quarante dernières années sur l’évolution des espèces, entre hasard et nécessité. Cette recension est parue dans Sciences Humaines (n°340, octobre 2021).

Dans le film de Frank Capra La vie est belle (1946), un ange propose au héros de vivre une expérience métaphysique : voir ce que serait devenu le monde s’il n’était jamais né. George Bailey se retrouve ainsi à déambuler dans sa ville de Bedford Falls, devenue méconnaissable ; ses proches ont suivi d’autres parcours, certains ont même disparu. À la fin des années 1980, le paléontologue Stephen Jay Gould s’inspire de cette fiction pour poser une question fondamentale en biologie.

Si le monde vivant – végétaux, animaux, micro-organismes… – revenait à son état initial, son évolution suivrait-elle un chemin identique ou emprunterait-elle d’autres voies ?Les mêmes espèces survivraient-elles, ou bien les êtres vivants deviendraient-ils totalement différents de ce que nous connaissons ? S.J. Gould défend la seconde option. Pour lui, la contingence est reine : le fait qu’une espèce survive ou s’éteigne dépend surtout de hasards et d’accidents. On pourrait certes expliquer après coup comment elle a évolué, en quoi sa physiologie était plus ou moins adaptée à l’environnement par exemple. Mais cette évolution n’aurait rien d’un destin inéluctable. L’humanité pourrait ainsi ne jamais avoir existé.

Cette thèse a enthousiasmé des générations de biologistes depuis les années 1980. D’autres, comme le paléontologue Simon Conway Morris, ont à l’inverse soutenu que l’évolution était orientée et comme prédéterminée : quelle qu’eut été l’histoire du monde vivant, la sélection naturelle aurait nécessairement favorisé le développement des espèces les mieux adaptées et donc de l’humanité, ou en tous cas d’une forme de vie similaire… Aujourd’hui encore, ce débat soulève de nombreuses questions sur l’évolution et sur les processus d’adaptation, comme l’expose Jonathan Losos dans Destinées improbables. Spécialiste des reptiles (ou « herpétologiste »), professeur à l’université de Harvard, ce disciple critique de S.J. Gould passe en revue quelque quarante ans d’études sur le caractère nécessaire ou contingent de l’évolution. Cet examen lui semble aujourd’hui accréditer une position médiane : le hasard joue certes un rôle majeur et même prépondérant, notamment à l’échelle de millions d’années et sur d’immenses distances ; mais certaines adaptations du monde vivant restent difficiles à expliquer sans une part de déterminisme.

Différentes espèces, même physiologie

J. Losos s’appuie notamment sur des phénomènes dits de « convergence évolutive ». Dans un cadre darwinien classique, toutes les formes de vie apparaissent au hasard ; les plus adaptées à leur environnement sont naturellement sélectionnées et transmettent les caractéristiques qui leur ont permis de survivre à leurs descendants. Une ancienne sorte de mammifère aurait par exemple eu la chance d’être dotée d’une physiologie de félin, la rendant apte à chasser, à se reproduire… Et elle aurait transmis ces caractéristiques aux chats, aux lions, aux tigres, etc. Lorsque deux espèces se ressemblent, les biologistes partent donc du principe qu’elles ont de lointains ancêtres en commun. Mais ce n’est pas toujours le cas : certains êtres vivants sont très similaires sans que ce soit dû à une origine commune ! Par exemple les requins et les dauphins. Les premiers sont des poissons et les seconds des mammifères ; ils descendent de lignées radicalement distinctes ayant pourtant développé, indépendamment l’une de l’autre, le même genre de physiologie permettant de nager à grande vitesse. Des biologistes supposent donc qu’ils ont évolué de façon convergente sous l’effet de mêmes pressions sélectives. Concrètement, ces anatomies auraient de toute façon finit par apparaître parce qu’ils étaient particulièrement adaptés à la vie dans l’océan.

Les exemples sont nombreux. J. Losos, lui, a consacré une grande partie de ses travaux aux anoles, une variété de lézards répandue dans l’archipel des Antilles. Certains se ressemblent tellement d’une île à l’autre qu’on peut les confondre. Et pourtant leurs lignées sont très éloignées. Cette ressemblance tiendrait donc au fait que leur évolution a suivi un même chemin en réponse à des environnements similaires. En biologie, ce genre d’hypothèse est souvent impossible à vérifier car il faudrait observer l’adaptation des espèces sur des millions d’années… Mais les anoles ont des cycles de reproduction suffisamment courts pour que des expériences soient possibles. J. Losos a ainsi capturé de nombreux lézards, les a mesurés dans tous les sens et les a dispersés sur différentes îles. Il a ensuite prédit quelle devrait être l’évolution de leurs descendants, en fonction des conditions environnementales dans lesquelles ils avaient été placés. Et après quelques années, il est revenu vérifier si tout s’était passé comme prévu – ce qui fut le cas ! De tels protocoles ne sont pas totalement inédits : J. Losos raconte avec passion comment des expériences similaires ont été réussies sur de petits poissons appelés guppies, sur l’île de Trinidad (Trinité-et-Tobago), ou sur de plus gros comme l’épinoche à Vancouver (Canada).

Des humanoïdes dans l’espace ?

Contrairement à ce que pensait S.J. Gould, il est donc possible de prédire l’évolution de certaines espèces, à court terme du moins, et même de vérifier expérimentalement de telles hypothèses. Est-ce à dire que le « film de la vie » se serait toujours déroulé de la même façon ? « Rien n’est moins sûr » , tempère J. Losos. D’autres expériences montrent que la contingence conserve une grande importance. Depuis la fin des années 1980, des chercheurs de l’université de Californie cultivent par exemple une même espèce de bactérie E.coli dans une douzaine de fioles. Les environnements de ces micro-organismes sont séparés mais identiques. « On a donc affaire à une application concrète de l’expérience de pensée proposée par Gould, souligne J. Losos. On déroulait le film de l’évolution douze fois simultanément. » Verdict : si des convergences ont été observées, une population a développé une adaptation unique, qu’on ne retrouve ni dans les autres fioles ni même dans la nature ! Rien ne semble pouvoir l’expliquer, si ce n’est une forme de hasard. « Pour l’évolution prévisible et les trajectoires évolutives parallèles, on repassera », lâche l’auteur.

J. Losos insiste plus généralement sur le caractère foisonnant de l’évolution, en Australie et en Nouvelle-Zélande par exemple. Géographiquement éloignés du reste du monde depuis longtemps, ces deux États ont vu naître des formes de vie uniques et improbables, comme le kangourou, l’ornithorynque ou encore l’oiseau kiwi. À l’inverse, si la naissance de l’humanité était inéluctable dans un environnement terrestre, comme expliquer que d’autres « humanoïdes » ne soient jamais apparus dans cette région du monde ? Pourquoi est-ce resté un évènement unique ? Ce débat en rejoint un autre sur l’apparence que pourraient avoir des extraterrestres. Du point de vue des convergences évolutives, il ne serait pas absurde qu’ils aient des yeux et des oreilles par exemple, dans la mesure où ce serait adapté à la plupart des environnements planétaires. Mais, selon J. Losos, le penser revient à accorder trop de poids au déterminisme ; on peut imaginer mille autres façons, pour la vie, d’apparaître et de se développer. L’évolution n’est certes pas un processus aléatoire, mais l’éventail des possibilités reste infini à l’échelle de l’univers. Sur Terre comme ailleurs, « nous sommes très loin d’être inévitables et nous avons bien de la chance d’en être arrivés là. »

Destinées improbables. Le hasard, la nécessité et l’avenir de l’évolution, Jonathan B. Losos, La Découverte, 2021, 368 p., 25 €

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