Notre psychologie actuelle serait-elle le fruit d’une réponse adaptative aux conditions du passé ? Un article récent relance les critiques sur cette théorie explicative. Cet article est paru dans Sciences Humaines (n° 329, octobre 2020)
Pourquoi avons-nous peur des serpents et insectes venimeux, même si nous n’en croisons jamais ? Un amateur de psychologie évolutionniste ou « évopsy » pourrait répondre que cette crainte a aidé nos ancêtres préhistoriques à se protéger de piqûres mortelles et donc à survivre. Elle aurait ainsi été sélectionnée au fil de l’évolution naturelle, comme d’ailleurs un grand nombre des comportements humains : la façon dont on recherche de la nourriture, un partenaire sexuel, un foyer, etc. Ce genre d’explication suscite néanmoins de vifs débats depuis son apparition à la fin des années 1980.
Spéculative et circulaire
Beaucoup de chercheurs en sciences humaines et sociales ont notamment reproché à l’évopsy de négliger le poids des facteurs historiques ou culturels. « Dans les années 1990, illustre le philosophe des sciences Philippe Huneman, codirecteur d’un ouvrage de référence sur Les Mondes darwiniens (2011), les fondateurs de l’évopsy ont prétendu avoir identifié des comportements naturels, communs à toute l’humanité. » Par exemple un ratio entre la taille d’une femme et celles de ses hanches, tel qu’elle serait jugée plus ou moins attirante par les hommes… « Leurs tests étaient complètement biaisés ! Et on a pu facilement montrer que les standards de beauté étaient très différents d’un pays à l’autre. »
La philosophe américaine Subrena Smith vient de jeter un nouveau pavé dans la mare dans un récent article. Elle dénonce l’évopsy comme une idée nécessairement « spéculative » et « circulaire ». Pour prouver une thèse en évopsy, explique-t-elle, nous aurions besoin de répondre à trois questions : comment se comportaient nos ancêtres préhistoriques ? Quels gènes – ou autres structures biologiques héréditaires… – en seraient la cause ? Enfin, dans quelle mesure ces gènes et ces comportements sont-ils restés les mêmes jusqu’à aujourd’hui ? Or nous ignorons quel était le quotidien des humains au Pléistocène ; aucune séquence génétique ne peut être formellement désignée comme la cause d’un comportement ou d’un fait social ; et nous n’aurions, au final, aucun moyen de comparer l’espèce humaine d’aujourd’hui à celle d’hier.
Des pistes intéressantes
« L’article de S. Smith a le mérite de synthétiser un ensemble de critiques faites à l’évopsy, mais aussi à la sociobiologie et à l’écologie comportementale depuis les années 1970, explique P. Huneman. La biologie de l’évolution part en effet du principe que les traits caractéristiques d’une espèce ont été naturellement sélectionnés en réponse à des pressions environnementales Mais dans le détail, on ne peut jamais être sûr de ce qui s’est passé. » Cette ambivalence fait de l’évopsy un programme de recherche tout à la fois légitime – ce que S. Smith ne conteste pas – mais difficile à mettre en œuvre, risquant de faire la part belle à des explications fantaisistes et à des clichés. Les critiques de l’évopsy ne viennent d’ailleurs pas seulement des sciences humaines et sociales. « C’est moins connu, mais les biologistes aussi sont souvent sceptiques, signale P. Huneman : un généticien va tout de suite vous demander à quelles séquences précises d’ADN vous attribuez un comportement, ce qui semble impossible à dire. »
Aujourd’hui cependant, l’évopsy s’est diversifiée et échappe en partie à ces critiques. Des chercheurs s’y intéressent pour mieux comprendre le poids de facteurs biologiques dans nos comportements, tout en tenant compte du caractère en partie invérifiable de ces explications. Beaucoup travaillent également avec des anthropologues, des sociologues ou encore des historiens. Au risque toutefois de diluer l’évopsy dans des disciplines mieux instituées, comme la paléoanthropologie ou la psychologie cognitive…
Subrena Smith, « Is evolutionary psychology possible ? », Biological Theory, décembre 2019.