Envie de jouer à la Bibliothèque nationale de France ? Début 2020, le jeu d’heroic fantasy The Witcher 3 y était à l’honneur dans l’une des salles accessibles au grand public. Des amateurs de casque de réalité virtuelle pouvaient également tester une version adaptée de Skyrim, et des nostalgiques redécouvrir Ghosts’n Goblins – grand classique des années 1980 – sur une borne d’arcade à l’entrée. « Cette salle ne propose qu’une sélection, précise David Benoist, chargé de la collection jeux vidéo. En revanche, toute personne effectuant un travail de chercheur peut accéder à l’ensemble du catalogue dans les espaces réservés. » Non seulement les jeux, sur ordinateur voire sur les consoles d’origine, mais aussi les magazines d’époque, les émissions télé, les chaînes YouTube dédiées, etc.
17 000 jeux archivés
En France, une loi de 1992 et son décret d’application l’année suivante ont rendu obligatoires le dépôt et la conservation des « documents électroniques ». « En réalité, ce texte ne ciblait pas tant le jeu vidéo que des produits culturels plus classiques, comme les encyclopédies sur CD-Rom », précise Élodie Bertrand, en charge de la section dédiée à la BnF. La formule prêtait néanmoins à confusion et a poussé des éditeurs à envoyer leurs jeux à la bibliothèque. « C’était très inhabituel !, poursuit É. Bertrand. D’ailleurs ils ont d’abord été classés par erreur comme des “vidéos”. » À partir des années 2000, la bibliothèque décide de constituer une collection en bonne et due forme, et achète même des titres sortis avant la publication du décret, et des consoles. « Nous avons récupéré une “Magnavox Odyssey” de 1973 aux enchères, dit avec fierté D. Benoist. À ma connaissance, il n’en existe que deux exemplaires en France ! » La BnF possède aujourd’hui la plus importante collection nationale : quelque 17 000 jeux archivés dans de grandes salles étanches, protégés de la lumière, de la poussière et des variations de température.
« Archives de la jouabilité »
La conservation des jeux vidéo soulève des questions inédites. Les titres se démultiplient sur de nombreux supports – consoles, ordinateurs, smartphones et tablettes utilisant différents systèmes d’exploitation… – et ont tendance à se dématérialiser. Les jeux en ligne sont en outre régulièrement mis à jour, au risque que les premières versions se perdent. « Les éditeurs, indépendants notamment, n’ont pas forcément le réflexe de conserver leur propre patrimoine », regrette D. Benoist, qui s’efforce de mieux leur faire connaître le travail de la BnF. Développer des relations fluides est primordial : aujourd’hui, des plateformes de distribution ouvertes à tout type d’éditeurs peuvent mettre en ligne jusqu’à 15 000 jeux par an ! « Nous réfléchissons également à la notion d’“archives de la jouabilité”, développée par des chercheurs québécois. » C’est l’idée qu’il ne suffit plus forcément de posséder un titre, même sous toutes ses versions, pour conserver l’expérience qui y est associée. Un jeu comme Fortnite, par exemple, propose aux ados du monde entier de s’affronter de façon épisodique dans une sorte de battle royal en ligne, et de se classer les uns par rapport aux autres. « Si vous lancez une partie dans le futur, alors qu’il n’y a plus personne sur les serveurs, vous ne comprendrez rien à ce que ce jeu pouvait représenter. » « Outre un patrimoine culturel, conclut D. Benoist, cela constitue une précieuse base de données pour toute personne qui essaiera de comprendre notre époque. »
Ce reportage est paru dans Sciences Humaines (n° 324, avril 2020). Rendez-vous sur le site pour découvrir plus d’articles et d’actualités de la recherche.