Pierre Taïgu Turlur : bouddhiste sans fioritures

Critique des fantasmes et des hiérarchies, l’auteur de La saveur de la lune, vivre les koans du ch’an aujourd’hui (Albin Michel, 2019) entend revenir à plus de simplicité et de spontanéité. Cette interview et ce portrait sont parus sur Bouddha News.

Votre dernier livre est une succession de courts chapitres sur les koans : de quoi s’agit-il exactement ?

On peut les décrire comme l’expression verbale, poétique et instantanée de quelque chose d’ineffable. Concrètement, ce sont de petites phrases aux allures mystérieuses, utilisées pour secouer nos esprits, nous sortir de la torpeur dans laquelle nous plongent nos habitudes, et ainsi nous ramener à plus de réalité et de simplicité. Il peut s’agir d’une anecdote, d’un dialogue saugrenu ou encore d’une sentence célèbre d’un maître, par exemple : « Frapper des mains crée un son, quel est le bruit que fait une seule main ? » de maître Hakuin au XVIIIe siècle. On les trouve principalement dans des recueils compilés en Chine ou au Japon. Ils m’ont toujours accompagné dans ma pratique, et je souhaitais partager quelques réflexions avec le plus grand nombre à travers eux. Je voulais également rompre avec tout un imaginaire entourant les koans : celui de l’illumination notamment, soit l’idée qu’une petite phrase pouvait d’un seul coup nous éveiller et nous transformer en une sorte de sage. Non, les koans sont plus à l’image de copeaux de silence : s’ils nous rendent parfois plus sensibles à la réalité de l’instant présent, c’est aussi ce qui se passe avant, pendant et après qui importe.

Que cherchez-vous à transmettre dans vos écrits ou vos publications en ligne ?

À vrai dire, mes communications répondent surtout à des commandes ; mon premier manuscrit a été envoyé par quelqu’un d’autre, idem pour les vidéos qui m’avaient été demandées… J’ai saisi l’occasion, mais ce n’est pas une volonté de ma part. Je considère plus généralement que ce que j’écris ne m’appartient pas vraiment ; je me vois moins comme auteur – sauf quand je corrige mes coquilles ! (rires) – que comme passeur. Si je devais néanmoins résumer, je dirais peut-être que tout est déjà là : l’amour, la liberté, le bonheur… Ça ne sert à rien d’aller les chercher ailleurs, d’imaginer des méthodes pour y parvenir. Il faut au contraire abandonner tous ces systèmes de croyances, ces illusions sur soi, sur la vie bonne et sur la réalité. Après, pour revenir spécifiquement à ce petit livre sur les koans, je voulais aussi sortir cette tradition des cénacles du zen, parfois un peu hermétiques… Il faut arrêter avec ces maîtres qui se gargarisent d’être les meilleurs interprètes du genre et qui voudraient réserver cette tradition à une petite élite. L’Éveil est une pratique de chaque instant, par définition ouverte à toutes et à tous.

Vous aimez bien provoquer, quitte à parler cru…

J’ai sans doute gardé l’impertinence d’un intellectuel khâgneux et littéraire. Ceci dit, j’ai passé la première moitié de ma vie à me taire, à me laisser impressionner par des « maîtres » proclamés sous prétexte qu’ils étaient asiatiques ou membres d’un clergé. Aujourd’hui, tout ça me laisse indifférent. Il faut arrêter de laisser croire qu’un bouddhiste est un être à part ou – pire encore ! – supérieur. Un moine est comme vous et moi : ça chie, ça rote, ça pète. L’Éveil est une pratique consistant essentiellement à accepter ça, à percevoir les choses comme elles sont et non telles qu’on les fantasme. Ce n’est pas s’enterrer dans une grotte pour finir dans un état proche de la lévitation… Tant qu’on ne comprend pas ça, on reste à côté de la plaque. Je vais vous donner un exemple révélateur, en tous cas formateur pour moi : quand j’étais jeune, j’avais notamment appris auprès d’un maître japonais. Tous ses disciples l’imitaient, moi compris. On pensait que c’était ça, le vrai zen. Quand je suis arrivé au Japon, je me suis aperçu que la plupart des gens se comportaient comme lui. En fait, nous imitions des attitudes culturelles, très « japonaises », qui n’avaient rien à voir avec le bouddhisme. En prendre conscience m’a aidé à ne plus être dupe d’un miroir aux alouettes exotiques.

Le bouddhisme en tant qu’effet de mode vous paraît-il préjudiciable ?

Dans une société avide de solutions rapides et efficaces, comme la nôtre, il est devenu un produit, un guide de recettes pratiques teintées d’exotisme oriental, nourrissant tout un imaginaire – que l’on songe à la figure de Yoda dans Star Wars, caricature par excellence d’une figure américano exotique et « surhumaine » du zen… Bref, il y a un phénomène de marchandisation qui peut d’ailleurs aller très loin, même jusqu’à des dérives sectaires. ll ne s’agit pas de paniquer, mais de rappeler, de répéter que le bouddhisme ne sert à rien. Si vous ne comprenez pas ça, vous passerez toujours à côté de l’essentiel.

« Si les koans nous rendent parfois plus sensibles à la réalité de l’instant présent, c’est aussi ce qui se passe avant, pendant et après qui importe. »

Les traditions sont extraordinairement variées, mais convergent généralement autour de l’idée que le samsara, la vie telle qu’elle est et telle qu’on la connaît spontanément, n’est pas autre chose que le nirvana. Ce dernier n’est pas un état ultime ou second, comme on l’entend souvent, c’est tout simplement notre condition par défaut. Il n’y a pas d’au-delà, pas d’arrière-monde, ça se passe ici et maintenant. Le seul travail qui serait à faire reviendrait à lâcher prise, à s’abandonner à cette idée… et donc à ne surtout pas travailler en ce sens !

Comment analysez-vous le fait que votre éducation chrétienne ne vous a pas suffi ?

Il m’en est certainement resté quelque chose, d’ailleurs je regrette parfois le fait que le bouddhisme parle peu d’amour et je tente d’y développer le concept… Mais le christianisme reste aux antipodes de ce que j’éprouve. Dès l’enfance, cette mystique de la souffrance – symbolisée par la crucifixion –, l’idée que nous étions nés pécheurs et qu’il fallait expier nos fautes pour avoir une chance d’aller au paradis… Ça ne me parlait pas. Pour l’anecdote, j’ai dû me confesser la veille de ma première communion, et comme je ne voyais rien à me reprocher, j’ai inventé un péché que je n’avais pas commis. J’ai raconté au prêtre que j’avais volé des bonbons, ça lui allait bien. Le bouddhisme défend tout l’inverse via l’idée d’en finir avec toute forme de regret, de honte, mais aussi abandonner l’espoir que ça ira mieux demain si nous faisons ceci ou cela. Tout revient à une acceptation de ce qui est, là où le christianisme est davantage dans une attitude plus négative vis-à-vis de l’existant. Ceci dit, je ne doute pas que des chrétiens puissent trouver la même chose que moi dans leur propre pratique, dès lors qu’ils l’abordent avec simplicité et spontanéité.

Mais l’acceptation peut-elle suffire dans un monde comme le nôtre ? N’y a-t-il pas des combats à mener par exemple ?

De manière générale, l’action est le prolongement naturel de la pratique. On ne peut pas rester assis le cul sur un coussin à longueur de temps. Il ne s’agit surtout pas de se complaire dans la stase ou l’extase ! La présence est par définition agissante ; lorsque vous êtes touchés, l’ineffable n’est pas compris en tant que tel, mais vécu. Et comme tout ce qui est expérimenté, il devient une action incarnée dans votre réalité quotidienne. Ça peut être la politique bien sûr ; aux États-Unis, Bernie Glassman incarne merveilleusement cela à travers son action contre la pauvreté et l’exclusion par exemple. Mais cela peut passer par plein d’autres choses. Quelqu’un comme Valérie Duvauchelle a développé une pratique autour de la cuisine et, par extension, du véganisme et du militantisme écologique. Il ne s’agit peut-être pas de vouloir « changer le monde » à proprement parler, mais du moins d’incarner le changement que l’on en attend. Pour ma part, je me suis surtout retrouvé dans la transmission et le partage, que ce soit à travers mes publications ou des retraites avec des personnes moins expérimentées que moi.

À lire pour aller plus loin

Apprivoiser l’Éveil (Albin Michel, 2018)
La saveur de la lune, vivre les koans du ch’an aujourd’hui (Albin Michel, 2019)

Bouddhisme sans fioritures

Originaire des Hauts-de-France, cet intellectuel au parler cru est devenu moine zen et professeur de littérature au Japon. Non pour se rapprocher de sa foi, assure-t-il, car celle-ci se vit partout et tout le temps.

Les convertis ont mauvaise réputation. Ils seraient plus rigoristes que les pratiquants « par tradition » ou habitude, obnubilés par la lettre au détriment de l’esprit, tentant constamment de rallier leur entourage… Si ce portrait est souvent fondé, Pierre Taïgu Turlur ferait toutefois exception : ce disciple de l’école de Soto ne rejette rien tant que les apparats, les bouddhismes d’artifice et les sermons. Au premier abord, certes, voilà un Français né à Valenciennes en avril 1964, ayant tourné le dos au christianisme à l’adolescence pour aujourd’hui se raser le crâne, revêtir un « kesa » – une robe de moine – et vivre à Nishinomiya, petite ville du Japon près de Kobe. « Mais je n’y suis pas allé pour le zen, qui y est plutôt moribond d’ailleurs. » Cet amateur de voyages a juste adoré le pays lors d’une première visite et n’est pas sédentaire dans l’âme – il a aussi vécu en Angleterre par le passé. Un divorce d’avec sa femme britannique l’a simplement conduit, en 2006, à quitter l’Europe pour vivre de la mendicité par le bol (« takuhatsu ») dans les rues de Kyoto.

Déjà éveillé

Ce n’était pas un novice. Pierre Turlur fut initié dès l’adolescence au « zazen » – méditation assise – par le moine Francis Baudart et reçut lui-même l’ordination après une pratique intense au dojo de Lille. « En mendiant, je voulais expérimenter une manière d’être dans l’acceptation : apprendre à recevoir un billet de mille yens comme d’être rejeté ou insulté, toujours avec le même détachement. » L’expérience a duré trois mois, mais il lui arrive encore aujourd’hui de prendre son chapeau de paille et son bol. « Des conditions de vie extrêmes aident à faire sauter les barrières, explique-t-il, à percevoir ce qui est toujours là quand rien ne semble plus garanti. » C’est peut-être là le cœur de sa pratique : son bouddhisme consiste fondamentalement à prendre conscience de ce qui est plutôt que de viser quoi que ce soit d’autre. Il martèle ainsi que nous sommes tous déjà éveillés, qu’il n’y a rien à attendre de la méditation, du zen ni même du bouddhisme. « J’ai rencontré de nombreuses personnes qui, sans n’avoir jamais entendu parler de tout ça, étaient parfaitement éveillées à leur réalité. »

Idéal de simplicité

Cette idée est abondamment développée dans ses deux principaux essais, Apprivoiser l’Éveil (Albin Michel, 2018) et plus récemment La saveur de la Lune (2019). Elle l’amène à critiquer vivement l’obsession pour les maîtres spirituels, les méthodes d’Éveil et de bonheur, et même les ordres monastiques. « Je me suis longtemps laissé impressionner parce que je n’étais pas Japonais ni asiatique, confie-t-il. C’est fini tout ça, maintenant je l’ouvre. »

Voir des rock stars du bouddhisme nippon faire du shopping en Europe avec leurs femmes, aux frais de disciples beaucoup plus démunis, l’insupporte. Pour lui, la voie ne se vit pas à travers des choses spéciales ou extraordinaires : « Au contraire, c’est plutôt de se libérer de toutes ces projections que l’on plaque sur le monde et sur nous-mêmes », notamment à travers nos peurs et nos espoirs. C’est aussi, insiste-t-il, accepter la réalité telle qu’elle est – avec ses imperfections bien sûr –, et non telle qu’on l’imagine. Le paradoxe étant qu’il peut être extraordinairement difficile d’aller au plus simple et au plus proche de soi

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