Les informations fausses ou invérifiables prolifèrent sur les réseaux sociaux, amplifiées par des communautés qui les diffusent en un clic. La technologie est-elle en train de bouleverser notre rapport à la vérité, ou s’agit-il d’une simple mise à jour 2.0 de techniques traditionnelles de propagande ?
Cet article est paru dans Les Grands Dossiers de Sciences Humaines (n°47 – juin-juillet-août 2017).
« Une ministre veut faire de la France un pays musulman », « Barack Obama n’avait pas le droit de devenir président des États-Unis puisqu’il est né au Kenya », « une marque de Cassoulet vend des conserves sans porc pour financer le culte islamique »… Ces trois informations totalement fausses ont été massivement relayées sur les réseaux sociaux, comme l’a notamment relevé l’équipe des Décodeurs du Monde. Campagne électorale oblige, des intox en série prolifèrent sur Internet et résistent parfois même aux démentis les plus rigoureux. « La réalité des faits compte moins que les convictions ou les émotions », résume l’Oxford Dictionary dans sa définition de la « postvérité », mot de l’année 2016. Mais est-ce vraiment nouveau ? Le Web encourage-t-il la propagation des rumeurs et des intox, ou s’agit-il d’une simple mise à jour 2.0 de techniques traditionnelles de propagande ? Une série d’études présentées dans la revue Nature penchent pour la première option : « Le développement de fausses informations en ligne, comme celles dont les sites de fake news ont encore récemment fait leurs choux gras, peuvent distordre les mémoires individuelle et collective de façon troublante », estime Daniel Schacter, professeur en psychologie à l’université de Harvard.
Se souvenir de ce dont on ne se souvient pas
Pour comprendre la spécificité des réseaux sociaux, il faut d’abord revenir sur quelques fondamentaux en psychologie de la mémoire. Lorsque différentes personnes ont assisté à un événement ou disposent de mêmes informations, leurs interactions peuvent modifier le souvenir qu’elles en gardent. Quand un groupe d’amis évoquent des vacances passées ensemble par exemple, les épisodes les plus racontés prennent de l’importance, tandis que ceux passés sous silence ont tendance à s’effacer. Ce processus dit de « mémoire convergente » crée une faille croissante entre ce qui s’est réellement passé et la représentation que l’on s’en fait. Rien de bien grave jusque-là ; les problèmes commencent lorsque l’on admet de faux souvenirs pour se conformer à ceux du groupe, comme l’établit une étude dirigée par Micah G. Edelson, à l’époque chercheur en psychologie à l’Institut Weizmann. Des volontaires ont été invités à regarder un documentaire puis à répondre individuellement à une série de questions sur le sujet. Quelques jours plus tard, ils ont de nouveau été interrogés, mais cette fois après avoir consulté les réponses des autres participants… et de fausses informations glissées à leur insu par les chercheurs. 70 % d’entre eux ont alors admis ces souvenirs erronés et les ont intégrés dans leurs nouvelles réponses. Mieux : lorsqu’ils ont appris la supercherie, ils n’ont rétabli leur questionnaire que dans 60 % des cas ! « Nous avons constaté qu’il est plus difficile de se corriger lorsque l’on a initialement été exposé à de fausses informations », résume M.G. Edelson.
Communauté de vérité…
Alin Coman, chercheur en psychologie à l’université de Princeton, a, par ailleurs, établi que ce processus était renforcé au sein d’un groupe de pairs : des individus se percevant comme appartenant à une même communauté – une promotion d’étudiants dans son étude – intègrent plus facilement leurs souvenirs respectifs que ceux issus d’autres groupes. Sur internet, le processus n’est pas fondamentalement différent, mais il est considérablement renforcé, dans la mesure où l’échange d’informations au sein de communautés – groupes d’amis sur Facebook, listes d’abonnés sur Twitter, membres de forums… – est le principe de base du web social. Cette tendance est encore accrue par les algorithmes de ces sites, qui incitent les internautes supposés partager les mêmes idées à se rassembler. Dans une autre étude, A. Coman relève que deux groupes d’internautes exposés aux mêmes informations peuvent ainsi rapidement diverger sur la réalité d’un événement passé. Les mêmes informations ont été données à des volontaires, ensuite invités à rassembler leurs souvenirs sur une plate-forme en ligne. Lorsqu’ils échangent au sein d’un même groupe, ils parviennent facilement à converger ; mais lorsqu’ils comparent leurs souvenirs avec ceux d’autres groupes, ils ne sont plus d’accord sur la réalité des faits.
…et passerelles médiatiques
Historiquement, des processus similaires ont été observés dans des zones de conflits, par exemple d’un côté ou de l’autre du mur de Berlin. Ce mécanisme explique que différents pays – ou communautés au sein d’un même pays – ne défendent pas forcément la même version de l’histoire. Si le phénomène n’est pas si nouveau, le fonctionnement des réseaux sociaux aurait cependant tendance à l’accentuer de façon préoccupante. A. Coman insiste à cet égard sur l’influence des médias ou les livres d’histoire, s’efforçant de rétablir la réalité des faits et de faire ainsi converger les souvenirs concurrents des différents groupes en une seule et même mémoire collective. Leur impact est réel, estime le chercheur ; M.G. Edelson a d’ailleurs constaté qu’une information perçue comme crédible influence même les personnes réticentes a priori. Seuls bémols, cet effet est beaucoup plus ténu lorsque les internautes se sont déjà mis d’accord sur ce qui s’est passé, et les médias sont aujourd’hui en proie à une perte de crédibilité importante : ils sont de plus en plus perçus comme constituant eux-mêmes une communauté, plus que comme passerelle entre les différents groupes.