« De Bachelard à Derrida », les éditions Eyrolles publient un recueil de photos de philosophes. Nous avons demandé à Louis Monier, principal photographe du livre, qui étaient ces hommes devant l’objectif.
Comment êtes-vous devenu « photographe de philosophes » ?
J’ai commencé il y a plus de quarante ans aux Nouvelles littéraires. J’allais à des colloques, des conférences, je faisais des portraits à domicile… Je passais aussi du temps sur le plateau d’Apostrophe, la grande émission culturelle de l’époque. Je prenais les écrivains juste avant que les débats ne commencent. Ils étaient fiers et émus de passer en direct sur une grande chaine de télévision, et terriblement concentrés, comme des instituteurs pendant la visite de l’inspecteur de l’éducation nationale. Il n’y avait pas autant de médias qu’aujourd’hui. Ça les impressionnait, même quand je les rencontrais pour un magazine comme les Nouvelles littéraires. Au fil des ans, les éditeurs ont remarqué mon travail et fait appel à mes services.
Qu’est-ce qui vous frappe dans leurs visages ?
Difficile de généraliser, mais ils ne sont jamais banals. Ils ont des visages à la fois forts et altruistes. Leurs regards sont beaux, profonds et perçants, et leurs traits sont marqués. D’habitude, c’est surtout après 30 ans qu’un visage commence à exprimer la personnalité. Les philosophes, mêmes jeunes, ont toujours un visage taillé à la serpe, surtout les hommes. Les femmes aussi dégagent quelque chose. J’ai pris une photo de Cynthia Fleury au début de sa carrière, on pouvait déjà deviner qu’elle était forte. J’utilise le noir et blanc pour accentuer ça. La personnalité transparaît mieux, tandis que la couleur disperse l’attention. Bien sûr, il ne faut pas généraliser : peut-être que le visage de Clément Rosset ou celui de Chantal Thomas ne reflètent pas totalement ce qu’ils sont…
Quel était le secret pour faire une bonne photo ?
Il fallait s’intéresser à eux. Je lisais tout ce que je pouvais avant de les rencontrer, j’écoutais aussi beaucoup Radioscopie, l’émission culturelle de Jacques Chancel. Pendant la séance photo, je les mettais à l’aise, je leurs posais des questions sur leurs livres et leurs idées… On pouvait discuter de tout. Heureusement, j’ai fait « latin – grec » au lycée et eu la chance d’avoir un prof de philosophie formidable, Monsieur Buis, qui aura d’ailleurs enseigné avec Clément Rosset à la faculté de Nice. Il nous a raconté une histoire qui m’a servi de morale pour faire des portraits : « dans une grande entreprise, tout le monde essayait de séduire un homme d’affaire important. Mais il était cloîtré dans un grand bureau vide et ne répondait jamais à rien. Un jour, un cadre entre et s’extasie sur la boiserie. C’était gagné : entre deux discussions sur les beaux meubles, ils purent faire des affaires. Comme quoi, il faut d’abord trouver ce qui fait vibrer quelqu’un. »
NB : Louis Monier illustre également la couverture du hors-série de Philosophie magazine consacré à René Girard
Crédit des photographies : © Louis Monier / Éditions Eyrolles