Paco de Lucia et la philosophie du flamenco

Le guitariste espagnol a annoncé que sa tournée sera la dernière — l’occasion de faire le point sur les racines philosophique de son art.


Comment Paco de Lucia fera-t-il ses adieux à la France ? Après presque soixante ans de carrière, cet immense guitariste jouera mardi 16 novembre au Zénith de Paris avant de s’envoler vers l’Angleterre pour sa dernière tournée. Considéré comme le meilleur en son domaine, il a révolutionné la technique instrumentale jusqu’à la manière de tenir une guitare, et ouvert le flamenco à d’autres musiques et instruments, comme le jazz et le cajon péruvien. Ses concerts aux cotés d’Al Di Meola, John McLaughlin ou encore Chick Corea sont célèbres dans le monde entier, et ses compositions originales émerveillent de Tokyo à Cancún en passant par Paris.

Comment dira-t-il ses adieux, si les mots sont de trop quand les notes coulent de source ? Le flamenco est une quête de l’ineffable, un mysticisme. Les aficionados acquièrent la plus grande maîtrise technique pour tendre vers un moment de grâce qui « s’obtient dans un geste et se perd dans le suivant », résume le philosophe Georges Didi-Huberman dans Le danseur des solitudes, un essai consacré au Sévillan Israël Galvan. Cette conquête ne dépend pas des musiciens ni des danseurs, mais d’une sorte de démon intérieur qui les habite et surgit à travers eux, s’emparant de leurs corps, lorsque le duende est à son comble. « À ce moment, l’homme est vraiment seul devant le monstre, poursuit Didi-Huberman, seul avec sa peur dedans, seul avec la foule autour », comme le torero dans l’arène. Intraduisible, le duende a sa place dans le Vocabulaire européen des philosophies. Cela désigne à la fois le maître, le démon et le créateur. Il n’acquiert ce dernier sens qu’au XXe siècle, notamment lorsque le poète andalous Federico Garcia Lorca prononce la conférence Théorie et Jeu du duende à La Havane en 1933. Il le définit alors comme un souffle spirituel, principe de toute création artistique que l’intellect ne peut jamais saisir :

« Ce pouvoir mystérieux que chacun ressent et qu’aucun philosophe ne peut expliquer est, en somme, l’esprit de la terre, ce même duende embrassant le coeur de Nietzsche qui le cherchait sans le trouver dans ses formes extérieures sur le pont du Rialto ou dans la musique de Bizet, parce qu’il ne savait pas que le duende qu’il poursuivait, avait sauté des Grecs mystérieux pour venir chez les danseuses de Cadix, ou dans le cri dégorgé, dionysiaque, de la séguirilla de Silverio […] Le duende dont je parle, obscur et frissonnant, est l’héritier du très allègre démon de Socrate, marbre et sel, qui sous le coup de l’indignation, le griffa le jour où il prit la ciguë ; et de cet autre diablotin mélancolique de Descartes, petit comme une amande verte qui, las des cercles et des lignes, sortit par les canaux pour écouter chanter les marins ivres. »

Paco de Lucia laissera son inspiration faire ses adieux à sa place. Comme le dirait le philosophe Gilles Deleuze, il a le don des grands musiciens de « rendre audibles des forces qui ne l’étaient pas ». Et à l’instar de Federico Garcia Lorca, il sait trouver le ton juste pour exprimer ce qui, paraît-il, ne pourrait pas l’être.

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