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Pour justifier la consommation de viande, l’une des femmes politiques les plus célèbres des États-Unis en appelle à Dieu. Retour aux origines d’une argumentation finaliste et anthropomorphique.
Quand Sarah Palin s’improvise théologienne, ça décoiffe. L’ex-candidate républicaine à la vice-présidence des États-Unis a écrit dans son autobiographie, Going Rogue, An American Life (HarperCollins Publishers, 2009) : « Si Dieu ne voulait pas que nous mangions les animaux, comment se fait-il qu’il les ait faits en viande ? » (p. 133). Outre qu’une telle assertion justifie le cannibalisme, elle légitime à peu près n’importe quelle activité humaine, quelles qu’en soient les conséquences. Chroniqueur au Guardian, John Crace ne s’y est pas trompé dans son pastiche : « C’est un droit divin pour tous les habitants de l’Alaska de se saouler et de tirer sur tout ce qui bouge. Pour quelle autre raison Dieu aurait-Il créé les armes à feu ? Aurait-Il fait les animaux en viande s’Il voulait que nous fussions végétariens ? » (édition du 8/12/09).
Pourtant, l’idée qu’un dieu a fait le monde à l’intention de l’homme a une assise philosophique. Dans les Dialogues sur la religion naturelle (1779) par exemple, David Hume invente un personnage, Cléanthe, qui s’en fait l’avocat : « L’anatomie d’un animal contient des preuves plus frappantes de dessein que les chefs-d’oeuvre de Tite-Live ou Tacite. » Autrement dit, on pourrait déduire de la bonne organisation du monde qu’une sorte de dieu architecte fut à son origine. « Considérez l’oeil, disséquez-le, examinez sa structure et son organisation, et dites-moi si, ne consultant que votre sentiment intime, l’idée d’un ouvrier ne se présente pas immédiatement à votre esprit. » Suivant un raisonnement analogue, Jean-Jacques Rousseau en avait déduit, dans Émile ou De l’éducation (1762), que tout était fait pour l’homme : l’eau pour qu’il boive, le soleil pour qu’il se réchauffe, etc. « Que de sophismes ne faut-il point entasser pour méconnaître l’harmonie des êtres et l’admirable concours de chaque pièce pour la conservation des autres ? […] Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à [Dieu] ? »
La plus célèbre et percutante réfutation de cette thèse est antérieure à ces textes. Dans l’appendice au premier livre de l’Éthique (1677), Baruch Spinoza dévoile les origines du préjugé finaliste : obnubilés par leurs désirs, les hommes en viennent à considérer le seul aspect utilitaire du monde qui les entoure. Celui-ci est dès lors perçu comme un ensemble de moyens mis à leur disposition. Puisque les hommes n’ont pas eux-mêmes disposé ces outils, ils en déduisent que quelqu’un d’autre l’a fait. Ne voyant, encore une fois, que l’aspect utilitaire des choses, ils supposent alors qu’un être suprême a créé ce monde pour eux et trouvent là une raison de l’adorer. « Chacun dès lors a inventé, suivant son caractère, des moyens divers d’honorer Dieu, afin d’obtenir que Dieu l’aimât d’un amour de prédilection, et fît servir la nature entière à la satisfaction de ses aveugles désirs et de sa cupidité insatiable. Voilà donc comment ce préjugé s’est tourné en superstition et a jeté dans les âmes de profondes racines, et c’est ce qui a produit cette tendance universelle à concevoir des causes finales et à les rechercher. »
Pour Spinoza, la nature n’a pas de but, ces finalités sont des fictions inventées par les hommes. Si sa critique semblait avoir triomphé au terme des révolutions copernicienne et darwinienne, le finalisme persiste néanmoins sous la forme du créationnisme, un mouvement de pensée né en réaction à la théorie de l’évolution. Les plus radicaux partisans de cette thèse estiment que Dieu n’a pas seulement créé le monde, mais l’a aussi dessiné dans toutes ses parties pour l’homme. Aux États-Unis, les républicains sont traditionnellement plus enclins que les démocrates à souscrire à ces thèses, à l’image de Sarah Palin, ersatz d’un débat plusieurs fois séculaire.