En 2022, les artistes ayant vendu le plus d’albums en France étaient tous des rappeurs : Orelsan, Ninho, Gazo, Jul ou encore Lomepal trustent le top 10, ne concédant que trois places à des artistes pop (Stromae, Angèle et Clara Luciani). Mais sont-elles valorisées comme des œuvres d’art à part entière ?
Les musiques hip-hop se sont démocratisées et gentrifiées depuis leur émergence dans les années 1980 ; plus d’une personne sur trois en écoute aujourd’hui. Pour autant, tempèrent les sociologues Karim Hammou et Marie Sonnette-Manouguian, « Le rap peut encore nourrir peurs et fantasmes, être au cœur de formes d’illégitimation artistique, culturelle ou politique. »
En règle générale, une nouvelle pratique artistique passe par trois étapes avant d’être légitimée :
- elle est investie par des groupes sociaux (le public, des artistes…)
- elle s’impose dans le champ social et politique (même des personnes qui n’écoutent pas de hip-hop en ont entendu parler, ont une opinion…)
- enfin, elle accède au statut de patrimoine devant être conservé et valorisé.
Or ce schéma – classique en sociologie de la culture – est « particulièrement déstabilisé » dans le cas du hip-hop.
D’une part, l’investissement des groupes sociaux est fortement marqué par des frontières de classe. Les catégories moyennes et supérieures, les plus prescriptives dans le secteur culturel, valorisent des artistes qui leur ressemblent comme Orelsan et Lomepal, tandis que les rappeurs appréciés des classes populaires – Booba, Jul, PNL – restent souvent frappés « d’indignité culturelle ».
D’autre part, les politiques publiques ont peu soutenu les musiques hip-hop avant les années 2000 et surtout 2010. Cet investissement tardif a notamment été entravé par un processus d’« illégitimisation politique et juridique » : au fil de controverses et de procès, le rap a régulièrement été associé à la violence (verbale, physique…), à une haine de la République et de la France, ou encore au « problème des banlieues ».
Enfin, un mouvement de patrimonialisation semble certes entamé pour les rappeurs des années 1980-1990, comme l’illustre le récent succès d’une série consacrée au groupe NTM sur la chaîne de télévision Arte, Le Monde de demain (2022).
Mais il semble impossible de dire s’il se poursuivra pour les artistes actuels. « Les étiquettes “rap” ou “hip-hop” paraissent bénéficier d’une valeur sociale plus versatile que jamais », et le monde de demain reste à écrire.
Cette chronique est parue dans Sciences Humaines (n° 357 – avril 2023). À lire pour aller plus loin : 40 ans de musiques hip-hop en France, Karim Hammou et Marie Sonnette-Manouguian (dir.), Presses de Sciences Po/ministère de la Culture, 2022.