3 critiques d’essai dans Sciences Humaines

Un essai sur la question fondamentale de toutes les sciences, une interrogation sur la métaphysique du réel, et une analyse du potentiel philosophique de toute architecture : c’est à retrouver dans les pages du « Livres » de Sciences Humaines (n° 322, février 2020)

Pourquoi ? Une question pour découvrir le monde, Philippe Huneman, Autrement, 2020, 368 p., 19,90 €

C’est peut-être la question la plus fondamentale de toutes. Nous la posons cent fois par jour, elle est au cœur des sciences et des techniques, et hante nos soucis pratiques comme métaphysiques. Et le plus beau, c’est qu’elle tient en un seul mot : « pourquoi ? » Pourquoi la vie, le monde, la pluie et le beau temps ? Pourquoi ce collègue est-il grognon ? Pourquoi l’espace-temps a-t-il vibré quand deux trous noirs ont fusionné ? Cette interrogation ouvre sur des réponses très différentes, avertit le philosophe des sciences Philippe Huneman. On cherchera tantôt la cause d’un effet, tantôt une raison pouvant justifier une croyance, tantôt une intention justifiant un comportement… Or cette pluralité de sens a-t-elle un référent commun ? Est-ce une homonymie trompeuse, ou y a-t-il un fondement commun à toutes ces questions ?

Renouant avec un rationalisme classique, porté par Descartes, Spinoza, Leibniz ou, plus près de nous, David Lewis, P. Huneman envisage une certaine universalité du principe de raison : il n’est pas absurde d’imaginer que tous les « parce que » soient reliés, que toutes les explications puissent converger ; l’enchaînement des causes à leurs effets, celui des raisons à leurs conséquences pourraient être de même nature. Pour autant, à la suite de Kant, de Hume et des science studies, P. Huneman dénonce notre tendance à pousser la question « pourquoi ? » au-delà des limites du raisonnable. La recherche de sens n’est paradoxalement pas satisfaite par l’énumération de seules causes, et nous pousse à imaginer des explications totalisantes, idéalisées mais invérifiables ou absurdes…

Peut-on espérer atténuer notre insatisfaction ? Sur ce point, P. Huneman reconnaît que la science et la philosophie sont en grande partie impuissantes. Au final, toute proposition métaphysique ne pourrait être évaluée qu’en fonction de ses coûts et de ses bénéfices épistémiques, sans prétendre représenter une théorie unique et définitive de la causalité de toutes choses.

Qu’est-ce que le réel ?, Jean-Marc Ferry, Le Bord de l’eau, 2019, 166 p., 17 €

C’est un bref essai surprenant, qui rapproche des pistes a priori très divergentes. D’un côté, c’est une réflexion métaphysique sur la nature de la réalité et de la vérité, une critique de l’autorité de la science et un éloge en contrepoint de la communication libre et ouverte. Bref, une démonstration philosophique serrée, qui pourrait être difficile à suivre s’il n’y avait pas une autre dimension. Car Jean-Marc Ferry applique son propos à des faits d’actualité concrets tels que les fake news, le complotisme, les expériences paranormales. Pour le philosophe, les témoignages improbables – du genre « j’ai vu un ovni », « un fantôme », « rencontré un extraterrestre » – ne devraient pas être balayés d’un revers de main. Ils questionnent les notions de réalité et de vérité plus profondément qu’on le soupçonne, car force est de reconnaître que nous ne disposons pas de critères définitifs permettant de discerner le vrai du faux, le réel de l’illusoire.

Rappelant que les plus récents consensus scientifiques – sur le concept de matière en physique quantique, ou sur celui de lumière en physique relativiste – paraîtraient fous aux yeux de nos ancêtres, J.M. Ferry nous invite à admettre la possibilité qu’existent plusieurs voies d’accès à la réalité. Lorsqu’un dialogue libre permet d’en faire l’écho et d’en débattre, même vigoureusement, la science et la société auraient plus à y gagner qu’en adoptant une posture dédaigneuse ou dogmatique. Cet ouvrage peut se lire comme un plaidoyer étayé et convaincant pour la liberté de croire et d’expérimenter de nouvelles façons de penser et d’en discuter.

Philosophie de l’architecture, Ludger Schwarte, La Découverte, 2019, 528 p., 25 €

La Révolution française s’est déroulée dans des rues et sur des places construites moins d’un siècle plus tôt : l’architecture publique aurait-elle quelque effet sur la vie politique ? C’est la question que soulève cet essai du philosophe allemand Ludger Schwarte. En l’occurrence, les foules en colère auraient-elles pu se rassembler en l’absence de ces nouveaux espaces urbains ? En cette fin du 18e siècle, les ponts et les places à Paris sont aussi un aboutissement de l’idéologie des Lumières. Ces espaces normés, lumineux, soucieux d’hygiène, ouverts mais ordonnés invitent à la discussion publique, tout comme, d’une certaine manière, l’agora des anciens Grecs était en rapport avec l’essor de la démocratie, de la philosophie et de la sophistique…

Pour L. Schwarte, il n’est pas exagéré de dire que la grande architecture « réalise la philosophie » d’une époque, lui conférant notamment un espace pour s’exprimer et des conditions d’exercice plus ou moins optimales. La figure tutélaire de Michel Foucault n’est pas loin. Mais là où le penseur des « sociétés disciplinaires » ne voyait que façonnage et stéréotypes, L. Schwarte considère les effets dynamiques de l’architecture. Pour lui en effet, ces espaces urbains sont les cadres de nouvelles expériences de sociabilité. Dans les bains publics, les restaurants ou encore les bordels, les émotions collectives font émerger du « bruit », des humeurs et des colères susceptibles de se répandre comme une traînée de poudre dans ces espaces de libre circulation. Entre ces formes d’expression et les pouvoirs en place, soucieux de conserver une certaine autorité sur ces lieux, le rapport est antagonique, et le bras de fer débouchera sur la Révolution.

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