Peut-on être à la fois sociologue et metteure en scène ? C’est le pari tenu par Odile Macchi : elle écrit des pièces de théâtre tout public à partir de ses recherches. Ce portrait est paru dans Sciences humaines (n° 318, octobre 2019).
Les lumières s’éteignent dans le petit théâtre de la Reine Blanche, dimanche 23 juin à Paris. La dernière représentation de 36e dessous commence. Sur scène, une jeune femme décroche un téléphone imaginaire et questionne sans relâche un élu du Pays basque : quid de Fertiladour, cette usine de fabrication d’engrais implantée sur le site du port de Bayonne à la fin des années 1960 ? Qu’en est-il de la pollution des sols, devenus radioactifs, ou de la reconnaissance des maladies ayant décimé ses ouvriers ? Au bout du fil, l’élu reconnaît les faits sans esquisser de solution. Ses réponses sont authentiques ; les spectateurs entendent un enregistrement réalisé par la metteure en scène, O. Macchi, qui est aussi sociologue. Elle a participé notamment à une vaste enquête sur la silicose, croisant sciences sociales et santé publique. Cette maladie professionnelle a fait des ravages sur le site de Fertiladour, comme en témoignent des enregistrements d’ouvriers, également diffusés sur scène. Ils évoquent l’apparition des symptômes, la peur de ne pas retrouver de travail s’ils se déclarent malades, les collègues plus atteints que d’autres et mutés à des postes administratifs…
Ce n’est pas la première fois qu’O. Macchi mêle théâtre et sociologie. Elle a par exemple écrit une pièce sur les rencontres amoureuses ou fortuites, Indéfectible !, à partir d’observations sur Internet et dans la rue . Elle a aussi mis en scène Le Plus Clair de mon temps, une réflexion sur nos rythmes de vie qui mêlait les témoignages de pompiers, de médecins urgentistes ou encore d’enfants de 7 ans. « Après ma thèse, à la fin des années 1990, je participais à une pièce sur le racisme. On cherchait des moyens de mettre en scène le son, et un collègue m’a dit : “Toi qui es sociologue, pourquoi tu ne ferais pas une enquête en enregistrant des témoignages ?” » Depuis, l’exercice passionne cette chercheuse multicarte, qui s’est éloignée un temps des universités et des laboratoires. « Je n’étais pas attirée par une carrière académique à l’époque. J’avais peut-être tort, mais ça m’apparaissait comme trop contraignant ou enfermant. » Elle y revient cependant au début des années 2010, pilotant des enquêtes scientifiques sur les SDF, les mineurs isolés ou encore les pollutions industrielles.
Mais le théâtre ne la quitte jamais. Passé 36e dessous, elle finalise l’écriture d’une pièce sur les « grands ensembles » qui sera présentée pour la première fois le 19 octobre à l’espace Gérard-Philipe de Saint-André-les-Vergers, près de Troyes.
Un projet politique ?
« L’œuvre traite des projets de rénovation urbaine de quartiers sensibles. Les habitants sont supposés y être associés, mais beaucoup dénoncent une parodie de démocratie participative. C’est intéressant à raconter. » Si le positionnement d’O. Macchi est résolument empirique, sa mise en scène met les faits en perspective et remet en question nos catégories d’analyse. 36e dessous contient notamment des entretiens de sociologues et de biochimistes, permettant d’initier en douceur le grand public à des dynamiques sociales de longue haleine, même complexes ou contre-intuitives, comme à des réflexions épistémologiques. Le propos est par ailleurs militant : difficile de ne pas quitter la salle sans éprouver un sentiment de révolte et d’injustice… Au risque de politiser la démarche scientifique et de perdre en objectivité ? « Pointer les dysfonctionnements et les points de tension est aussi le rôle de la recherche », défend-elle, tout en assurant ne jamais tenir un discours univoque dans ses pièces.