Pourquoi aimons-nous l’horreur comme « Ça » ?

Ce billet est paru dans la newsletter de Sciences Humaines

Comme beaucoup d’enfants des années 1980, j’ai découvert l’horreur trop jeune en regardant la télévision. J’avais neuf ans quand M6 a diffusé le téléfilm adapté du roman Ça de Stephen King. Mes parents n’y voyaient qu’un groupe d’enfants jouant dans la rue, sans mesurer à quel point le clown carnassier qui les poursuivait était effrayant ! Toute une génération a été traumatisée par ce visage blanc au sourire trop large. Plus tard j’ai dévoré le roman, puis l’adaptation au cinéma en 2017, et aujourd’hui la série Bienvenue à Derry sur HBO Max.

« Ça » est un monstre fascinant car il n’a pas d’identité fixe. Il prend la forme qui vous effraie le plus, par exemple un loup-garou ou un vampire si c’est ce qui vous terrifie. Il peut aussi incarner une peur plus diffuse (quelque chose menace vos enfants) ou collective (tout le monde craint que son voisin ne l’agresse). « Ça » ne se matérialise alors plus comme un monstre, mais sous forme d’ambiance pesante et angoissante : une ruelle sombre qu’on redoute alors qu’elle est déserte, le regard vide d’un passant qu’on interprète comme une menace… Ce concept a l’avantage de condenser toutes nos hantises en une seule. Mais son succès jusqu’à aujourd’hui est aussi un mystère : pourquoi s’inflige-t-on « Ça » ?

Dans le roman, Stephen King interroge notre attirance pour la violence, l’horreur et la mort. Comment expliquer que nous dévorions tant d’œuvres effrayantes au lieu de détourner les yeux ? En cherchant des réponses pour Sciences Humaines, j’ai découvert le philosophe Noël Carroll, spécialiste d’esthétique, de cinéma et de films d’horreur. Il a notamment écrit The Philosophy of Horror, or Paradoxes of the Heart, au début des années 1990. Inspiré par la Poétique d’Aristote, il y propose une sorte de grammaire de l’épouvante.

Selon Carroll, l’horreur naît de la rencontre avec un être qui viole l’ordre naturel ou conceptuel du monde. Ni vivant ni mort, il est inhumain et pourtant nous ressemble. Il brouille nos catégories en mélangeant des registres incompatibles. Frankenstein, Dracula ou encore les « Anciens » de Lovecraft ne sont pas seulement effrayants, ils sont métaphysiquement choquants. Les personnages du récit les perçoivent comme des aberrations ontologiques, et le public est invité à partager cette évaluation. Peu importe que ces monstres n’existent pas vraiment : ce qui nous effraie, c’est que nous puissions les concevoir sans pour autant les comprendre.

En même temps, poursuit Carroll, ces créatures obéissent à une logique cachée. Chaque vampire, zombie, extraterrestre ou mutant respecte des règles d’inspiration scientifique, expliquant ce qu’ils font aux humains (les contaminer, les consommer…), et plus généralement comment ils vivent, se reproduisent ou perpétuent leur existence. Ce fonctionnement systématique donne son sens à l’imagerie horrifique mise en scène – la décomposition des corps, leurs hybridations, invasions, possessions… Mais elle offre aussi une porte de sortie aux protagonistes comme aux spectateurs du récit. En apprenant comment cette étrange biologie fonctionne, on identifie ses forces mais aussi ses faiblesses ; et on peut imaginer comment l’abattre.

C’est le cœur du « paradoxe de l’horreur », souligne Carroll. Ce qui nous attire, ce n’est pas le malaise ou la souffrance. C’est le processus de découverte et de résolution, que la peur ne fait qu’accompagner et renforcer. Face à la monstruosité, notre premier réflexe n’est pas de fuir mais de vouloir comprendre.

C’est pourquoi l’intrigue des fictions horrifiques se structure autour des questions classiques de l’investigation et du polar : que s’est-il passé ? Comment est-ce possible ? Qui est l’auteur du crime ? Peut-on le vaincre ou l’appréhender ? La curiosité intellectuelle et le plaisir de résoudre l’affaire prennent le dessus, même s’il faut accepter pour cela une dose de mal-être.

J’ai trouvé les idées de Carroll optimistes et rassurantes. Au fond, nous n’aimons pas l’horreur pour elle-même ; c’est juste que notre cerveau est comme calibré pour résoudre des problèmes. Devant un point d’interrogation ensanglanté, nous persistons à chercher une solution, une explication logique et un moyen d’aller de l’avant. Trente ans après avoir veillé toute une nuit à cause d’un clown de télévision, je comprends mieux ce qui me fascinait : ce n’était pas la peur, mais la promesse d’un sens caché. L’horreur, même la plus grotesque, donne l’illusion que nos cauchemars suivent une règle. Et tant qu’il y a une règle, il y a un moyen de tenir bon et d’apprivoiser le monde. C’est ce qui nous pousse à plonger, encore et encore, dans ces fictions obscures en quête de frissons.