Les dieux nordiques : une autre idée du désir

Chaque mois, le magazine Sciences Humaines analyse le sens des grands mythes de l’histoire humaine. Ce mois-ci (n° 376, mars 2025), la dynamique incarnée par Odin, Thor et Loki

Dans le dialogue Phèdre , Platon compare l’âme humaine à un « attelage ailé ». Un cocher s’efforce de diriger deux chevaux : l’un, noble et docile, se laisse guider, tandis que l’autre, impulsif et rebelle, dévie constamment le véhicule. Pour Platon, le cocher incarne notre rationalité ( logos ), le premier cheval, la force motrice de nos vertus ( thumos ), comme le courage ou le sens de l’honneur, et le second, nos désirs débridés ( epithumia ), à l’image de l’avidité et de la luxure. Comme ce cocher, conclut-il, notre intellect cherche constamment à établir un équilibre entre de nobles aspirations et de basses envies matérielles.

Cette « tripartition de l’âme » trouve une autre forme dans la mythologie nordique, expliquent les chercheurs Alexis Charniguet et Jean Renaud dans Odin et Thor, la pensée et l’action (Le Condottiere, 2024). Les dieux scandinaves symbolisent aussi nos contradictions et tourments, en offrant cette fois une vision de notre psyché où l’ordre et le chaos, la force et la ruse, le destin et la liberté s’entremêlent constamment.

Odin symbolise la connaissance et les sacrifices nécessaires à l’acquisition de la sagesse. Dans un geste d’abnégation totale, il se transperce le flanc, se pend à une branche de « l’arbre-monde » ( Yggdrasil) et endure d’atroces souffrances durant neuf jours et neuf nuits, afin d’apprendre les plus intimes secrets de l’Univers. Devenu souverain des dieux, il se montre fin stratège, capable de manier la ruse pour atteindre ses buts. Son savoir est teinté de fatalisme, car il sait que la destruction du monde et des dieux – le Ragnarök – est inévitable. En cherchant à repousser le chaos malgré tout, il incarne une forme de victoire sur le nihilisme, donnant de la valeur à l’action humaine même lorsque le combat est perdu d’avance.

Son fils Thor incarne l’action et la force. Avec son marteau ( Mjöllnir ), lui aussi protège les humains et les dieux en repoussant les forces du chaos. Mais sa propension à agir vite, sans réfléchir, en fait une figure plus pragmatique.

Entre Odin et Thor se glisse le malicieux Loki, incarnation du doute et de la transgression. À la fois allié et ennemi des dieux, il perturbe constamment l’ordre établi, et joue en particulier un rôle majeur lors du Ragnarök – menant les géants à l’assaut des dieux. Son goût pour la métamorphose et l’illusion en fait plus généralement un catalyseur de changements, forçant les dieux à réagir et à s’adapter. Sempiternel grain de sable dans les rouages, il montre qu’il n’y a pas d’évolution possible sans opposition ni remise en question.

La dynamique incarnée par ces dieux repose ainsi sur un équilibre précaire entre pensée, action et chaos, rappelant à bien des égards la tripartition de l’âme chez Platon : Odin serait le cocher, Thor, le cheval docile et Loki, la monture rebelle. Sauf que dans la mythologie scandinave, étrangère au dénigrement du corps et du désir que pratique Platon – et que consacrera le christianisme –, nos pulsions les plus chaotiques sont valorisées comme des sources de progrès.