« On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »

Chaque mois, Sciences Humaines vous propos d’analyser un proverbe à la lumière de recherches universitaires. Ce mois-ci (n° 376, mars 2025), un dicton pragmatique rendu célèbre par Balzac.

©Nastasic/Getty Images

Au 17e siècle, l’expression « faire une omelette » signifie « casser des choses fragiles ». Le proverbe complet serait apparu pour la première fois vers 1830, sous la plume de Balzac : dans la nouvelle Adieu , le colonel Philippe de Sucy évoque la terrible retraite des armées de Napoléon face aux Russes en 1812, à l’issue de la bataille de la Bérézina – rivière éponyme restée synonyme de défaite.

« Il fut impossible d’avancer sans risquer d’écraser des hommes, des femmes, et jusqu’à des enfants endormis » , raconte le colonel, qui n’était que major à l’époque. « Voulez-vous arriver ? » lui demanda un grenadier. « Au prix de tout mon sang, rétorqua-t-il, au prix du monde entier. » « Marche !, conclut le grenadier, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. »

De Sucy parvient à traverser la Bérézina, mais son amante Stéphanie de Vandières reste sur l’autre rive, perdue dans les glaces, la débâcle et les massacres. Dix ans plus tard, le colonel la retrouve par hasard et constate qu’elle a sombré dans la folie. Malheureux et se sentant « abandonné de Dieu », lui-même finira par se suicider, après avoir obtenu le prestigieux grade de général.

Dès l’origine, ce dicton comporte ainsi une dimension critique. Honoré de Balzac souligne le caractère épique et grandiloquent des campagnes militaires de Napoléon, tout en rappelant qu’elles ont brisé des milliers de vies humaines. Pour mieux incarner le propos, il creuse l’opposition entre ses deux protagonistes : d’un côté, de Sucy s’est plié à la sagesse cynique et pragmatique du grenadier, et il finira par en tirer un certain prestige – par « déguster l’omelette », comme l’illustre la progression de sa carrière tout au long de la nouvelle.

D’un autre côté, Stéphanie de Vandières représente un des nombreux « œufs cassés » : victime de la guerre, elle a perdu sa santé mentale et oublié qui elle était. Philippe de Sucy tente tout ce qu’il peut pour la ramener à la raison. En vain. De même qu’on ne reconstitue pas un œuf éclaté, le traumatisme de son amante met en lumière le caractère irréparable des sacrifices consentis.

En concluant sur le suicide de Philippe de Sucy, Balzac distille une morale sans ambiguïté : les initiateurs de tels drames peuvent eux aussi finir brisés, même s’ils n’en ont pas tout de suite conscience.

La philosophe Hannah Arendt abondera dans « Les œufs se rebiffent », texte posthume écrit vers 1950. Spontanément, explique-t-elle, nous avons tendance à adhérer à ce proverbe, car il fait écho à notre expérience – plutôt valorisée – de la fabrication et de la création. « On ne fait pas de table sans abattre un arbre », donne-t-elle en exemple. Toutefois, c’est bien le caractère destructeur de toute activité technique qui ressort, dès qu’on applique cette sagesse populaire à l’action politique, aux événements historiques ou à toutes interactions entre humains.

Arendt estime même que les totalitarismes de son époque relèvent à bien des égards d’une application décomplexée de ce dicton, les individus étant sacrifiés sur l’autel d’idéologies ou de vastes projets de société. Pour elle comme pour Balzac, la défense d’une seule vie innocente justifiera toujours qu’on s’oppose aux supposées grandes causes.