Le bateau de Thésée, allégorie de l’identité

Cette chronique est parue dans la rubrique « Mythologies » de Sciences Humaines. Rendez-vous sur le site du magazine pour en découvrir plus !

©Jamie Morrison/Unsplash

Imaginez un navire tellement vieux que toutes les pièces finiraient par être remplacées : chaque planche, chaque clou, chaque morceau de bois ou de tissu… Plus rien ne serait d’origine ! Est-ce toujours le même bateau ? Cette question obsède les philosophes depuis l’Antiquité. Certains pensent qu’il conserverait tout de même son identité, d’autres qu’il en changerait à force d’être modifié, résume Plutarque dans sa Vie de Thésée (1er siècle). À l’Époque moderne, Thomas Hobbes s’amuse à compliquer le problème dans De Corpore (1655) : il imagine qu’un charpentier récupère les pièces d’origine du navire et les réassemble de son côté. Quel serait alors le « vrai » bateau ? Celui composé de nouvelles pièces, ou le second reconstitué avec les matériaux d’origine ? Faut-il considérer qu’il y a désormais deux « bateaux de Thésée » ?

Ces questions sont ce que les philosophes appellent des « apories » : aucune réponse ne paraît pleinement satisfaisante, c’est pourquoi elles suscitent d’éternels débats. Aujourd’hui encore, le motif du bateau de Thésée est mobilisé pour réfléchir à ce qui nous définit, par des philosophes comme David Lewis, Derek Parfit et Richard Swinburne dans Identité et survie (Ithaque, 2015). Comme tous les êtres vivants, nous ne cessons de changer au fil du temps. Nos cheveux tombent et d’autres repoussent ; les cellules de notre peau ou de nos organes meurent et sont remplacées ; notre corps, constitué d’environ deux tiers d’eau, se déshydrate et se réhydrate constamment, etc. Sommes-nous vraiment la même personne à 5 ans, à 25 ans et à 75 ans ?

Traditionnellement, de nombreux philosophes considèrent que l’identité est fondée sur la mémoire : contrairement au bateau de Thésée, nous restons la même personne parce que nous avons conscience de nos états passés, présents, et du lien entre les deux. C’est notamment la thèse de John Locke dans ses Essais sur l’entendement humain (1689). Le problème, c’est que les recherches en psychologie ont depuis montré que nos souvenirs étaient souvent faux. Nous réinventons régulièrement notre passé en fonction de ce que nous sommes aujourd’hui…

D’autres objections philosophiques ont été avancées : tout changement dans notre mémoire – une amnésie par exemple – impliquerait-il dès lors un changement d’identité ? Et si, à l’inverse, notre mémoire était dupliquée dans un autre corps, par exemple une machine dans une expérience futuriste de téléportation, faudrait-il admettre que cet objet aurait la même identité que nous ? La thèse dite de la « continuité psychologique », ou mémorielle, se heurte ainsi aux mêmes difficultés que celle valorisant une persistance corporelle ou matérielle. Pour le philosophe Derek Parfit notamment, ces paradoxes montrent que « l’identité » serait finalement une notion trompeuse et un faux problème : l’enjeu ne serait pas de savoir si nous resterons la même personne à l’avenir, mais de favoriser la survie de notre corps et de notre esprit – y compris, si besoin, à travers plusieurs identités.