Éloge de la pensée vagabonde

Cet été, laissez votre esprit cheminer en liberté. Trois philosophes soulignent les vertus négligées voire contestées de la sérendipité. Ces recensions sont parues dans la rubrique « les livres de l’été » de Sciences Humaines (n° 370, juillet – août 2024).

Les distraits ont du génie

L’Art d’être distrait. Se perdre pour se trouver, Marina van Zuylen, Flammarion, 2024, 112 p., 18 €.

Les étourdis ont mauvaise presse. Dans une société obnubilée par la productivité et l’efficacité, la distraction passe pour « un mal à éradiquer, à coups de psychotropes ou de méthodes miracles, pour atteindre un état de concentration absolue », dénonce Marina van Zuylen, professeure de littérature comparée au Bard College (États-Unis). S’inscrivant dans le sillage de Montaigne, dont elle qualifie les Essais de « joyeux grappillage », elle entend réhabiliter les vertus de la rêverie, soulignant que nos idées les plus originales surviennent souvent « quand la concentration et l’attention baissent la garde », par exemple en marchant sans but, le regard tourné vers l’horizon. Pour autant, Marina van Zuylen ne conteste pas l’intérêt de se concentrer sur une tâche ou un objectif, bien au contraire. Loin de s’opposer, la distraction et la concentration vont de pair : nous aurions besoin de divaguer en toute sérénité pour être pleinement mobilisés à d’autres moments. Ce n’est pas le seul point de partage.

« À l’ère numérique, développe Marina van Zuylen, les deux extrêmes de la plénitude mentale que sont la concentration absolue et la distraction assumée semblent de plus en plus hors de portée. » S’il se passe rarement une minute sans que notre attention soit happée par un texto, un mail, une notification, cette hyperconnexion nuit aussi à nos divagations. L’autrice distingue en effet la « distraction philosophique », qu’elle appelle de ses vœux, de la « gratification immédiate », suscitée par les divertissements numériques. La première permet de s’ouvrir l’esprit et d’explorer de nouveaux horizons, tandis que la seconde relèverait davantage d’une captation et d’un enfermement de la pensée. Dans ce contexte, l’art d’être distrait n’a rien de spontané. Il conviendrait de réapprendre à lâcher prise, à abandonner l’automatisme rassurant de nos routines ou de notre travail – « ce à quoi n’est pas toujours prêt un esprit peu entraîné » – pour investir à nouveau frais les arts, les jeux, et le plaisir de regarder un papillon voleter derrière la fenêtre de l’école.  

Éloge de l’imprévu

La Surprise. Crise dans la pensée, Natalie Depraz, Seuil, 2024, 352 p. , 24 €

Platon et Aristote ont fait de l’étonnement le point de départ de la réflexion philosophique, et l’idée a maintes fois été reprise de l’Antiquité à nos jours, au risque d’occulter d’autres formes de déclics intellectuels comme la surprise. L’originalité de Natalie Depraz est de consacrer un essai à cette expérience négligée et pourtant susceptible de bouleverser nos idées, nos attentes et nos habitudes… N’est-ce pas d’ailleurs la raison de son occultation ? La surprise remet en question nos plans et nos calculs. Elle nous écarte de la voie que nous avions tracée, pour nous pousser vers des chemins détournés et inconnus. Elle s’impose à nous, nous rendant passifs et contraints de subir la situation. Autant de changements susceptibles de heurter les esprits rationnels, soucieux de planifier et de maîtriser les évènements en toutes circonstances. Passé l’instant de torpeur, renchérit la philosophe, nous sommes tentés d’y mettre fin en l’expliquant à toute force, en ramenant l’inconnu au connu et l’inattendu au prévisible, au risque de perdre de vue la surprise et ses spécificités.

Natalie Depraz entend, elle, l’aborder de front. Mobilisant une culture foisonnante, elle déploie un panorama original de cette expérience et de ses différents registres, à travers l’histoire de la philosophie, de la psychologie ou encore de l’art, sans oublier les imprévisibles de la vie quotidienne. Mêlant références savantes et souvenirs personnels, elle souligne le caractère intime de la surprise, à la fois charnelle et spirituelle, affective et rationnelle. Cette expérience pourrait même aller jusqu’à se révéler transcendante, par exemple lorsqu’on est émerveillé par la beauté de quelque chose, ou à l’inverse bouleversé par la disparition inattendue d’un proche. Natalie Depraz nous invite en conséquence à nous laisser chambouler, à nous libérer de nos ancrages et à cesser de vouloir tout maîtriser, pour cultiver une « ouverture du cœur qui déplace le sujet au-delà de lui-même », et ainsi vivre l’expérience la plus radicale de la nouveauté. 

Bienvenue à la déception

Décevoir est un plaisir. Pour en finir avec les attentes, Laurent de Sutter, PUF, 2024, 132 p., 15 €.

Réaliser le voyage de nos rêves se révèle souvent décevant. L’atmosphère des lieux, le comportement des autres : tout est plus ordinaire qu’on l’imaginait. Le réel ne correspond jamais aux clichés, il est toujours plus subtil, complexe et imprévu. La déception qu’on peut alors éprouver est au cœur de cette réflexion de Laurent de Sutter, professeur de théorie du droit et amateur éclairé de philosophie. De même que les promesses n’engagent que ceux qui les croient, la déception n’est-elle pas le prix à payer pour des rêves dont on ferait mieux de s’abstenir ? S’inspirant d’une réponse du philosophe Gilles Deleuze à un critique (« décevoir est un plaisir »), Laurent de Sutter développe cette maxime pour montrer que la déception, loin de se réduire à un enjeu individuel et existentiel, s’inscrit dans tout un ordre moral, juridique ou encore politique.

Dans l’Antiquité, cette idée était au cœur de la philosophie stoïcienne. Ses adeptes proposaient toute une palette d’exercices spirituels pour « s’entraîner à résister aux attentes » et ainsi ne jamais connaître la déception. À l’inverse, chez Platon puis dans la théologie chrétienne, « l’espoir est une police », souligne Laurent de Sutter : en valorisant ce qu’on souhaiterait voir advenir, on subordonne la réalité à un arrière-monde idéalisé et factice, comme le dénoncera Friedrich Nietzsche dans sa critique de l’idéalisme et du nihilisme. La tendance aux folles attentes reste en partie dominante dans notre culture et nos institutions, raison pour laquelle Laurent de Sutter nous invite à investir à nouveaux frais nos déceptions, comme autant de réouvertures au monde. « N’importe quoi peut se produire : tel est le motto de la déception – en tant que “n’importe quoi” s’oppose à une chose déterminée, voire à la détermination de quelque chose que ce soit. » En philosophie également, « il faut que la pensée soit décevante, que les livres soient décevants, que les idées soient décevantes, pour que quelque chose puisse se passer ». À garder en tête pour votre prochain voyage.