« Je ne dis pas que je me suis marié avec Danielle parce qu’elle était fan, mais par contre je n’aurais pas pu rester avec quelqu’un qui n’aime pas Mylène. Enfin, je ne crois pas… », confie Patrick. « Ça a aidé, c’est certain, abonde son épouse. Au début, tu ne sais pas quoi te dire, mais nous, on avait Mylène. C’était plus simple. »
Comme l’illustre ce témoignage, recueilli par le sociologue Arnaud Alessandrin et la sémioticienne Marielle Toulze, être fan de Mylène Farmer ne se réduit pas à quelques posters dans le salon et un billet pour chaque concert. C’est un ensemble de pratiques, de valeurs et de croyances qui, à l’instar d’une religion, peut influencer la vie des adeptes jusque dans leur intimité.
Dans Les Stars (1957), le sociologue Edgar Morin observait déjà la dimension religieuse de notre rapport aux icônes de la pop culture. Ce rapport est à la fois inégal et lointain. « D’une part, il est fondé sur un principe d’inégalité. Autrement dit, il s’agit là d’une adoration non réciproque, mais dont le fan espère secrètement qu’elle sera récompensée un jour. D’autre part, ce rapport est marqué par une distance : la star est inatteignable et tout contact est inespéré », résument Arnaud Alessandrin et Marielle Toulze.
Mylène Farmer incarne peut-être plus que toute autre star française ce sentiment d’inaccessibilité. Rare en interview, habitant des quartiers ultrasécurisés, réputée mystérieuse et insaisissable malgré ses quarante ans de carrière, elle passe en même temps pour une personnalité affectueuse, sensible et presque timide.
Du fait de cette image ambivalente, ses fans ont le sentiment de la connaître, de mériter de la rencontrer, voire d’entretenir une relation personnelle avec elle, tout en ayant conscience d’appartenir à une foule anonyme et subalterne pour elle.
Sachant toute réciprocité impossible, ils y substituent d’autres formes de relation à travers des rites. Ce constat avait déjà été établi par le sociologue Émile Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), relèvent Arnaud Alessandrin et Marielle Toulze. « La logique de hiérarchisation ou de subordination qui s’instaure entre le sacré et le profane nécessite des rites de rencontre, de mise en contact. »
À l’instar d’une messe ou d’une communion, les adeptes célèbrent leur idole à l’occasion de la sortie d’un album, d’un concert ou encore d’une rare apparition publique. Certains vont même jusqu’à se marier entre eux, en marchant jusqu’à l’autel sur un air de Mylène.
Cette chronique est parue dans Sciences Humaines (n°368 – mai 2024), à retrouver en kiosque ou en ligne. À lire pour aller plus loin : Sociologie de Mylène Farmer, Arnaud Alessandrin et Marielle Toulze, Double Ponctuation, 2024
