Cette couleur n’existe pas, mais elle a envahi notre imaginaire. À l’origine, le rose sakura désigne la teinte des pétales de cerisiers japonais lorsqu’ils sont en fleur. Au printemps, ces arbres peuvent arborer toute une gamme de nuances entre le blanc et le rouge vif. Au Japon, leur floraison est au cœur de fêtes et de cérémonies. Elle symbolise le caractère éphémère de la beauté et de la vie.

Au 20e siècle, elle devient aussi un emblème guerrier et impérialiste ; la propagande militaire l’assimile au sacrifice des soldats sur le front : un instant de grâce, bref mais éclatant… Parallèlement, des cerisiers sont plantés sur les territoires conquis comme autant de drapeaux japonais. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la défaite pousse néanmoins le pays à abandonner toute connotation guerrière. Le rose sakura devient le symbole lumineux d’un Japon qui veut renaître de ses cendres.
Aujourd’hui, l’expression « rose sakura » désigne essentiellement une teinte pâle et délicate, rarement, si ce n’est jamais, perçue en tant que telle dans la nature. Selon le politiste Pierre-William Fregonese, c’est avant tout une invention culturelle, véhiculant un ensemble de symboles, de sentiments ou encore d’idées à travers le monde.

« La propagation d’un rose bonbon au Japon a touché tous les plans de la culture depuis quelques années, notamment la culture geek », précise P.W. Fregonese. Des personnages de manga aux cheveux de Neymar et Griezmann, en passant par les champagnes Deutz, les parfums Dior et bien évidemment les produits Hello Kitty, le rose sakura s’internationalise tout en promouvant une image positive du Japon. Symbole d’enfance et d’insouciance, de nostalgie pour le passé et de confiance en l’avenir, il se féminise notamment au contact de la culture Barbie aux États-Unis. Le Japon l’associe en retour à tout un imaginaire de la femme-enfant, qu’il diffuse ensuite en Europe, à travers la mode et les mangas.
Ce transfert culturel complexe illustre une thèse des historiens Michel Espagne et Michael Werner, à savoir que des dynamiques apparemment bilatérales sont presque toujours trilatérales. « La plupart du temps, le flux culturel entre deux pays est dynamisé par une force tierce, résume P.W. Fregonese. Or le Japon joue ce rôle de catalyseur dans la culture populaire contemporaine entre les États-Unis et l’Europe. » En inspirant un « orientalisme rose », ni tout à fait japonais ni seulement occidental, le rose sakura marque l’émergence d’une esthétique hybride et globalisée, identitaire mais à vocation universelle.
Cette chronique est parue dans Sciences Humaines. À lire pour aller plus loin : L’Invention du rose, Pierre-William Fregonese, PuF, 2023.
