Espion de retour en France, après six années en Syrie sous une fausse identité, « Malotru » ment à ses patrons de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le service d’espionnage français à l’international. Il prétend avoir coupé les ponts avec Damas, alors qu’il continue d’utiliser sa fausse identité pour fréquenter une femme dont il est tombé amoureux.
Comme souvent dans les séries télé, cette scène inaugurale du Bureau des légendes (5 saisons entre 2015 et 2020) soulève un problème qui sert de modèle à mille et une intrigues dans les épisodes suivants : en autorisant des espions à s’affranchir des lois, comme c’est souvent nécessaire dans le cadre de leurs missions, prend-on le risque qu’ils ne respectent plus aucune règle ? Figure par excellence de l’électron libre, Malotru incarne cette ambivalence. Il est peut-être le meilleur agent de la DGSE, mais aussi le plus nocif, mettant régulièrement en danger ses collègues, son organisation et les intérêts de l’État.
« Anarchie internationale »
Selon la philosophe et politologue Pauline Blistène, la série met plus généralement en scène « un agir au-delà du droit quand la nécessité l’exige », et souligne ainsi « l’ambivalence des régimes démocratiques ». D’un côté, une démocratie repose en théorie sur des principes de justice et de transparence, tels que l’obligation faite aux gouvernements de pouvoir rendre publiquement des comptes, le respect de l’État de droit ou encore de celui des individus. D’un autre côté, une politique de sécurité extérieure s’appuie sur des règles dérogatoires, autorisant la dissimulation et la violence. Le Bureau des légendes témoigne ainsi de « la permanence d’un certain machiavélisme » dans les relations internationales, préférant la défense des intérêts immédiats de la nation à celle d’un idéal démocratique.

Cette pratique s’inscrit dans « l’anarchie internationale » décrite par Raymond Aron dans Paix et guerre entre les nations (1962). « L’action secrète permet d’éviter l’affrontement ouvert entre les États ou de poursuivre l’affrontement par d’autres moyens », souligne P. Blistène. Le risque pour des agents comme Malotru, tentés de s’affranchir à leur tour des règles établies dans ce régime d’exception, serait d’en subir les conséquences alors qu’ils ne bénéficient plus de la protection habituelle du droit : extorsion, chantage, enlèvement, torture ou encore assassinat… Autant de ressorts dramatiques abondamment exploités dans Le Bureau des légendes.
Cette chronique est parue dans Sciences Humaines (n° 360, juillet 2023). À lire pour aller plus loin : « Secret, méfiance ou confiance ? La face cachée des démocraties », un article de Pauline Blistène dans Les Séries. Laboratoires d’éveil politique, sous la direction de Sandra Laugier, CNRS, 2023.
