Égypte : l’islamisme ou l’armée, la question demeure

Malgré la victoire des Frères musulmans à la première élection présidentielle libre d’Égypte, le pouvoir militaire reste prédominant.

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Le nouveau président egyptien serre la main d’un groupe de policiers du Caire © AFP

Premier président élu depuis la chute de Hosni Moubarak, Mohamed Morsi n’est pas à l’abri des généraux. Si le maréchal Hussein Tantaoui, chef du Conseil suprême des forces armées (CSFA) — instance qui dirige le pays depuis la chute du raïs — lui a adressé ses félicitations, les négociations entre les deux hommes s’annoncent âpres. Le 14 juin dernier, le même maréchal confirmait la décision de la Haute Cour constitutionnelle d’invalider un tiers des sièges de la chambre basse du Parlement, l’élection des députés concernés étant jugée contraire à la Constitution de 1973. « De nouvelles élections sont alors à organiser,explique Maxime Pinard, chercheur à l’IRIS, alors que les Frères Musulmans avaient obtenu la moitié des sièges, et les fondamentalistes salafistes un quart. »

À la suite de cette dissolution, l’armée s’est de surcroît octroyée le pouvoir législatif et un droit de contrôle sur l’élaboration de la prochaine Constitution, quoiqu’elle promit de remettre le pouvoir au nouveau président avant le 30 juin. « Il s’agit de la continuation de ce qui a été lancé dès le départ, analyse Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au Centre Jacques Berque (CNRS), à Rabat. À ceci près que les circonstances actuelles sont moins favorables que pendant les législatives. » A l’époque, les Frères musulmans avaient fait des concessions à l’armée et s’étaient engagés à ne pas présenter de candidat à la présidentielle afin de ne pas donner le sentiment de vouloir accaparer tout le pouvoir. « Depuis, le ton s’est durci et la confrérie est désormais dans une position de négociation restreinte avec les militaires. »

Conséquence de ce rééquilibrage, « aucun acteur de la transition ne sait où il va », tranche Robert Malley, directeur du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient à l’International Crisis Group. Selon beaucoup d’analystes, un accord pré-électoral sur le partage de pouvoir, qui aurait garanti à toutes les parties que leurs intérêts seraient pris en compte dans la nouvelle Égypte aurait facilité la donne. À défaut, « nous vivons un jeu de dupes complet, tonne Bertrand Bladie, professeur à Sciences Po et spécialiste des relations internationales : les Frères musulmans ont gagné l’élection, mais ils n’ont pas le pouvoir ; Les révolutionnaires de la place Tahrir ont engagé un mouvement, mais ils l’ont perdu avec les élections ; et l’armée, qui croyait tout contrôler, est obligée au quotidien de faire avec cette force invisible, Tahrir et les Frères musulmans. »

Chaque acteur devra faire des concessions. « Les Frères musulmans devront être prudents sur la question de la charia, observe Jean-Noël Ferrié, et ne pas chercher à aller au-delà de l’article 2 de la Constitution, qui fait déjà de l’islam la source principale de la législation. ». Quant aux militaires, ils espèrent probablement un statut semblable à celui de l’armée turque, entendent conserver un droit de regard sur tout ce qui touche les intérêts vitaux du pays et contrôler les nominations des officiers de premier-plan. Néanmoins, estime Robert Malley, « ils connaissent les risques qu’il y aurait à vouloir restaurer l’ancien régime. La capacité de résistance de la société est désormais prouvée. » Car les militants de la place Tahrir n’y trouvent pas leur compte. Selon Stéphane Lacroix, professeur à l’École des affaires internationales (PSIA) de Sciences Po et chercheur au CERI : « Pour une large partie de la jeunesse révolutionnaire égyptienne, ce retour à l’affrontement binaire entre les Frères et l’armée a été une déception. »

« Le spectre d’un Etat théocratique imposé par les Frères hante certains, renchérit le rédacteur en chef du Monde diplomatique, Alain Gresh. Pourtant, pour la majorité des forces révolutionnaires, l’armée et l’ancien régime, qui gardent le contrôle de l’essentiel des leviers du pouvoir, sont les forces à abattre, contre lesquelles s’est créé un front commun le 22 juin. » Mais la confrérie paye ses louvoiement entre la révolution et l’armée. « S’ils avaient été alliés pendant la révolution, jeunes révolutionnaires et Frères choisissent très vite des chemins différents », rappelle Stéphane Lacroix. Les Frères prennent leurs distances avec la rue, préférant s’investir dans le jeu politique institutionnel. « Ils font mine d’afficher leur confiance dans le processus de « transition » guidé par le CSFA avec lequel, reprenant leurs habitudes des années Moubarak, ils n’hésitent pas à négocier en coulisses. »

La déception est forte chez les révolutionnaires. Alliés dans une coalition nommée « La révolution continue », ils ont rassemblé seulement 2 % des suffrages ; plusieurs autres partis indépendants n’ont fait guère mieux. « Ce jour là, reconnaît un jeune du courant égyptien, nous avons compris que Tahrir n’était pas l’Égypte. » Alain Gresh renchérit : « la faible marge de la victoire de M. Morsi, à peine 1 million de voix, face à un candidat représentant cet ordre ancien contre lequel le peuple s’est soulevé au début 2011, en dit long sur le rejet que suscitent les Frères musulmans dans une partie de la population et sur les contradictions de la transition en cours. » Dans les trois mois qui viennent, ils devront, avec le concours de l’armée, former un gouvernement et désigner une Commission pour rédiger une Constitution qui sera soumise à référendum. « Ce seront des mois de turbulence », promet Jean-Noël Ferrié.

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